120 RUE DE LA GARE : une bande dessinée polar de Jacques Tardi sous le joug de la mort

 

Jacques Tardi [1]  est l’auteur de nombreuses adaptations maletiennes dont 120 Rue de la gare. Polar sur fond historique, transposition libre qui compte 190  planches, Jacques Tardi démarre l’intrigue dans un stalag où Nestor Burma y est fait prisonnier et dans lequel sa rencontre avec un amnésique, dit La Globule, immatriculé 60202, est le début d’une enquête autour du 120 rue de la gare. Rendu à la gare de Perrache, à Lyon où son train y a fait un arrêt, Nestor Burma est témoin de l’assassinat de son ami Bob Colomer. Durant son investigation, Nestor Burma apprend que La Globule est en fait Georges Parry, dit Jo Tour Eiffel, passé pour mort et père d’Hélène Parmentier à qui il a laissé une lettre pour récupérer son héritage. Legs convoité par l’avocat Julien Montbrison et ses deux complices Gustave Bonnet son larbin et Paul Carhaix dit Jalome qui ont torturé l’amnésique Jo Tour Eiffel pour le faire parler, un an plus tôt. Dans les dernières planches, en allant chercher le magot, au 120 rue de la gare, à Paris, l’avocat Montbrison qui a connu Jo Tour Eiffel plusieurs années auparavant alors qu’il était secrétaire de son défenseur, blesse Gustave Bonnet avant que celui-ci ne se tue dans un accident de la route. L’avocat Montbrison blesse aussi Hélène Parmentier, en fait Hélène Parry, fille de Georges Parry, dit Jo Tour Eiffel, cachée derrière le rideau. Somme toute, les doubles homicides de Paul Carhaix/ Jalome et de Gustave Bonnet ainsi que l’accident  par balles d’Hélène Parmentier, dit Hélène Parry, dont l’avocat  Montbrison est l’auteur, constituent la trame graphico-narrative policière. Il y a  trois espaces qui se juxtaposent, celui du stalag, ensuite celui de Lyon et enfin celui de Paris dans lesquels se déroulent  les faits.

Parfois occultée, crainte ou suggérée, la mort est un thème récurrent dans le genre policier notamment par la présence des cadavres ou des dépouilles. Du point de vue de la narrativisation graphique, l’on découvre de nombreux homicides, des morts qui parcourent ici et là les scènes graphiques du 120 Rue de la gare. En plus d’être suggérée par le contexte historique du régime de Vichy, évoquée dès les premières planches, la présence de la mort résulte aussi des actes criminels de l’avocat Montbrison. Comment la mort est-elle mise en exergue ? D’un point de vue sémiotique, l’on pourra se demander comment est-elle dessinée ?  Quelles sont ses postures, ses possibilités ?  Quelles sont ses fonctions dans l’intrigue fictionnelle graphique ? Jacques Tardi adapte  dans un cadre historico-policier, le  roman de Léo Malet qui propose à son lecteur  un univers où la criminalité  domine  par une forte recrudescence de  corps morts, ceux de  La Globule, de Bob Colomer, de  Paul Carhaix/ Jalome et de Gustave Bonnet.

De prime abord, la mort y est invitée dès les planches inaugurales associées déjà à l’Histoire notamment le régime de Vichy qui mentionne la présence des allemands sur le territoire français en contexte de guerre, illustrée  par la présence des camps d’internement. La mort est donc à mettre en liaison avec le contexte historique mais aussi avec l’enquête policière qui fait suite au décès suspect de l’amnésique dit La  Globule,  dans un stalag où Nestor Burma y est  enfermé. Si elle est propice dans les  camps néanmoins,  elle prolifère dans le récit policier.  D’abord, dans le stalag, ensuite à Lyon, à la gare  de Perrache, sur le pont de la Saône, enfin à Paris, au 120 rue de la gare. De facto, la mort est présente dans différents endroits. Intrigue historico-policière, il n’est donc pas étonnant de voir des morts ici et là. Deuxième adaptation de l’œuvre  maletienne, Jacques Tardi met en scène la mort graphique. Comment procède-t-il ?  Comment parvient-il à le faire ?

Nous choisissons d’interroger l’œuvre de Jacques Tardi dont le thème de la mort est assez manifeste. Il s’agit notamment de la mort violente des personnages sous toutes ses formes diversifiées et possibles, autant de duels face à celle-ci notamment la visite de la Faucheuse inopinée  chez La Globule qui meurt des suites d’une injection mortelle, de combat face un inconnu qui piège et tente de jeter Nestor Burma  dans la Saône. De résumer, la mort est présente  dans le cadre des homicides et autres qui permettent d’éliminer violemment, de punir les criminels pour assurer la victoire éthiquement du Bien contre le Mal. C’est à cette exploration des diverses modalités de mort des personnages, en fonction de leur statut narratif, que nous allons étudier le récit graphique polar. Avant d’aborder notre étude, regardons ce qui est associé à la notion de « mort ». Sujet tabou et  inconfortable, Vladimir Jankélévitch, dans La Mort, semble circonscrire la réalité de la mort dans la conscience humaine :

« De quelque sujet qu’on traite, en un sens on traite de la mort; parler de quoi que ce soit, par exemple de l’espérance, c’est obligatoirement parler de la mort; parler de la douleur, c’est parler, sans la nommer, de la mort; philosopher sur le temps c’est, par le biais de la temporalité et sans appeler la mort par son nom, philosopher sur la mort; méditer sur l’apparence, qui est mélange d’être et de non-être, c’est implicitement méditer sur la mort ( … ). La mort est l’élément résiduel de tout problème – que ce soit le problème de la douleur, ou le problème de la maladie, ou le problème du temps, quand on se décide enfin à appeler les choses par leur nom, sans circonlocutions ni euphémismes [2]».

La mort est donc indissociable de la douleur, de la souffrance, de la maladie selon ce dernier. Michel de Montaigne n’ajoute rien d’autre : « Quant à la mort, elle est inévitable […] C’est un sujet continuel de tourment, et qui ne se peut aucunement soulager [3]». De prime abord, celle-ci  y est invitée dès les planches inaugurales de la bande dessinée associées au stalag, lieu par essence mortel.

 Mourir dans un camp d’internement : quand la mort frappe.

Si Léo Malet divise son roman en deux parties, le découpage simple de la bande dessinée semble procéder autrement. La narration graphique débute dans un stalag, en Allemagne dont la séquence se clôture jusque la planche 21 incluse. Ensuite, le récit se déplace à Lyon en zone  libre, jusqu’à la planche 109, enfin se poursuit jusqu’à la fin, en zone occupée, à Paris. Il y a donc trois intrigues qui se juxtaposent, celle du stalag, ensuite celle de Lyon et, enfin celle de Paris.  Par ailleurs, il faut rappeler qu’au début du 120, rue de la Gare, que  Nestor Burma est interné au stalag, comme Léo Malet, qui rend hommage dans son roman aux « camarades des chaudières du Stalag X B », de la même façon que  Jacques Tardi rend hommage à son père prisonnier lui aussi, durant la guerre où il y a côtoyé la faim et la mort. Dès les premières planches, la mort est suggérée et présente par les camps dessinés qui évoquent par extension le génocide juif durant la seconde guerre mondiale. Guerre mentionnée dans la biographie de Léo Malet. Pour rappel, le narrateur du Dernier train d’Austerlitz, raconte : « Fait prisonnier, je me morfondis de longs mois derrière les barbelés d’un stalag, entre Brême et Hambourg, à cet endroit du pays allemand appelé les Marais du diable[4]», peut-on lire. C’est d’ailleurs Nestor Burma qui décrit ces mois de déportation dans le premier chapitre de 120, rue de la Gare : « Mon rôle consistait à demander à chacun de nos camarades arrivés l’avant-veille de France un wagon de renseignements, à noircir avec cela une feuille volante qui, passant par les neuf « schreiber » de la table, aboutissait, en même temps que son titulaire, à la fiche finale sur laquelle le K.G.F. apposait l’empreinte de son index [5]». En camp d’internement, le personnage Nestor Burma y enfermé où il croise le personnage La Globule qui va mourir dans ses bras. Évènement dessiné dans les planches respectives 17 et 18. Voyons comment procède celui-ci pour y esquisser le corps malade de La Globule avant de mourir. En fait, les vignettes 2 à 6 de la planche  17 détaillent les  derniers moments d’agonie de la Globule avant sa mort. Ainsi, la mort se rencontre et n’épargne pas le personnage La Globule dans cet internement un Vendredi, « en Novembre 1941 » comme indiqué dans la vignette cadrée 1 de la planche 17. De préciser, dans les vignettes respectives 3 et 4 de ladite planche : « ça s’était  passé un Vendredi soir, alors que j’étais de service  à l’hôpital… La Globule, terrassé par une vilaine fièvre, oscillait entre la vie et la mort  depuis une semaine entre  la vie et la mort [6]». Avant son dernier souffle, l’amnésique eut le temps de  dire à Nestor Burma : « Dites à Hélène, 120 rue de la gare [7]» dans la vignette 5 de la planche 17. Les premiers signes de la mort apparaissent dès la vignette 2 et se  prolongent dans les vignettes  3  à 5 incluses de la planche 17. D’abord,  est-elle marquée sur le visage de la Globule dessinée dans la vignette 3. Ce faisant, le dessinateur fait un usage du plan cadré, assez rapproché de celui-ci, pour montrer les signes cliniques de la Faucheuse. Ce dernierest allongé sur un lit, son visage cadré est transpirant, sa bouche grande ouverte  se tord de douleur, corroboré par ses bras qu’il serre sur la couverte, impuissant. Cette scène dramatique d’agonisant va crescendo dans les vignettes suivantes et,  est atteint son point de souffrance dans les dernières vignettes de la même  planche. La vignette 4, horizontale,  serrée est un échange court de la Globule qui interpelle Nestor Burma sur un ton exclamatif. Les deux dernières  vignettes cadrées, en plans d’ensemble toutes deux à l’identique, en champ-contrechamp scénarisent ce dernier suspendu à Nestor Burma qui l’interpelle en ces termes : « Dites à Hélène, 120 rue de la gare [8]». Les points d’interrogations de Nestor Burma marquent la situation tragique de la scène. Un gros plan serré insiste sur les regards respectifs, l’expression de Nestor Burma dit son inquiétude grandissante tandis que celui du malade, visage tiré par la souffrance s’éteint aussitôt. De poursuivre, « le » regard « de la Globule » s’était  alors chargé d’une flamme plus vive. Sans répondre, il avait esquissé un signe affirmatif. Il était mort aussitôt après[9] », peut-on-lire, dans la dernière vignette. Ici, la mort arrive de façon soudaine, même si le personnage était amnésique, physiquement il avait l’air de se porter bien. Nous apprendrons plus tard dans les planches 156 et 157 que la Globule avait succombé à une piqûre mortelle injectée par le docteur Hubert Dorcières, employé de l’avocat Montbrison. Outre cette scène dramatique, Nestor Burma, fidèle à son métier d’enquêteur, n’hésite pas récolter dès ce passage, les indices à savoir, ses empreintes digitales qui occupent pratiquement les 4 vignettes de la planche 18 avant de récupérer sa photo auprès du  prêtre. En outre, la dernière vignette, à la fois panoramique et descriptive toujours sur fond de guerre est rappelée par les motifs des barbelés, la présence du mirador situé au fond de l’image tandis qu’un officier, dehors, sous la pluie surveille le camp. Une manière de valoriser  une atmosphère de menace et de mort  dans ce stalag, entouré de miradors et de barbelés où la mort vient de frapper.

 Entre torture et crime dans le récit graphique polar : Bob Colomer et les autres personnages

Nestor Burma  est témoin de la mort de son ami Bob Colomer. De facto, le premier homicide à la gare Perrache de Lyon, en zone libre, non occupée par les allemands, y est concomitant avec l’arrivée du train pris par l’enquêteur Nestor Burma. Celui-ci y reconnait son vieil ami Bob Colomer[10] abattu sous ses yeux par une femme brune portant un imperméable. Cet épisode  est relaté dans la séquence qui comprend les planches 23 à 27 incluse, un tournant dans le récit graphique qui ouvre l’enquête de celui-ci. À l’analyse de cette séquence, qui comprend  5 planches, Jacques Tardi scénarise la  gare de Perrache  où a lieu  l’exécution  de Bob Colomer. Pour ce faire, l’emploi des vignettes verticales, l’usage du rythme ternaire, les cadres panoramiques descriptifs  permettent la description  de l’incident mortel. Nestor Burma  essaie tant bien que mal de descendre du train mais il est trop tard. De facto, la vignette centrale à la fois descriptive et panoramique montre celui-ci allongé sur le sol, criblé de 5 balles. La vignette centrale serrée  3 de la planche 27, est une monstration latérale du corps positionné de Bob Colomer  sur le sol percé de balles. Dans son œuvre graphique, le dessinateur met en scène la mort à travers  le crime des personnages ou tentative d’homicide. Une autre séquence lors de l’enquête nécessite aussi d’être évoquée notamment celle de l’agression de Nestor Burma qui pousse son agresseur dans l’eau dont le fait a lieu à Lyon. Ainsi, les  planches 70 à 74 relatent cet épisode de tentative d’homicide de celui-ci. En effet, Marc Covet, son ami journaliste et Nestor Burma se rendent à un rendez-vous anonyme sur le pont de la boucle, à Lyon. Celui-ci se fait alors agressé par un individu qui tombe dans l’eau. On apprendra plus tard dans les planches 98 et 99 qu’il s’agissait en fait de Paul Carhaix, un employé de l’agence de Lafalaise, averti par la secrétaire de l’agence, Louise, et ancienne maîtresse de celui-ci afin de le dissuader de poursuivre son enquête en tentant de le tuer. Un peu plus loin dans le récit graphique, en rentrant dans son agence Fiat lux,  localisée à Paris, Nestor Burma découvre  qu’elle est occupée frauduleusement par un individu qui fouillait les lieux, qui n’était autre que Bébert Rambo, un co-détenu tout juste libéré du  stalag à qui il demande de l’indiquer l’adresse de la maison abandonnée de la Ferté-Combettes. En effet, si la mort est présente partout, elle est manifestée à travers cette séquence dont les murs et le mobilier  de la maisonnette transpirent celle-ci. Tous deux décident de se rendre à Château-du-Loir où ils y découvrent une  propriété  qui a fait office de lieu de torture d’après les indices relevés par Nestor Burma dans la planche 127. Pour cette séquence, ils se rendent à la Ferté-Combettes, un petit  village éloigné de Paris où ils y trouvent une maison abandonnée. Cet espace est en fait le lieu de supplices  de la Globule, du nom de  Georges Parry, dit Jo Tour Eiffel, soit disant mort. La planche 133 scénarise l’arrivée des deux personnages dans le village de la Ferté Combettes. La vignette 1 de la planche 134 montre Bébert  qui casse de son pied droit la fenêtre pour rentrer par effraction dans une pièce de  la maisonnette caractérisée par une odeur de renfermé, de moisissure et d’abandon. L’auteur convoque dans un registre synesthésique, différents sens, l’odorat, la vue qui semblent se mélanger, s’entrechoquer, s’enchevêtrer pour signifier ou dire la mort. Pour cette intrusion illégale, le dessinateur fait un usage d’un plan vertical serré, d’un champ-contrechamp, montrant « la cheminée de la pièce dans laquelle une bibliothèque recelait en son foyer, un amas de cendres et des grosses bûches à demi calcinées [11]» qui évoque l’enfer qu’a enduré Jo Tour Eiffel. Au centre de ladite planche, précisément la dernière vignette  à la fois cadrée et panoramique relate l’abandon  de  Jo Tour Eiffel dans la nature, pieds roussis. Toujours au centre de ladite  planche, deux demi-cercles incrustés, en champ-contrechamp, illustrent le discours entre les deux personnages qui procède par analepse sur les tortures qu’a subies Jo Tour Eiffel, un an plus tôt, soit le 21 Juin 1940. « Et c’est le jour  où vu pour la première fois la Globule, tu m’as dit qu’il avait mal aux pieds ? Je  te l’ai déjà dit cent fois : le 21 Juin [12]». La planche 135 se resserre précisément sur l’évènement subi par Jo Tour Eiffel. Ainsi, les vignettes 3 et 4, en plan d’ensemble, au cadrage et à l’échelle variés dans le contexte d’un champ-contrechamp se focalisent sur ledit fauteuil en osier localisé face à la cheminée. De facto, le personnage examine le mobilier dans lequel Jo Tour Eiffel  a été  torturé par ses tortionnaires, « autour du meuble, de solides cordelettes  jonchaient le sol[13] ». Ainsi, ces indices relevés par Nestor Burma valident notre propos. En effet, une éraflure du côté droit du dossier du fauteuil  a attiré l’œil de Nestor Burma. Un extrait de verre qu’il retire de ce fauteuil lui servira de preuve. Sortant de cette vielle maison, « ils étaient certains, qu’une tragédie s’était déroulée dans ce lieu sinistre, alors qu’alentour la guerre faisait rage[14]». Nous apprendrons plus tard, lors de l’enquête que son complice, Gustave Bonnet avec Jalome (Paul Carhaix) sont tous les deux présents  avec l’avocat Julien Montbrison à  la Ferté-Combettes pour torturer La Globule dit Jo Tour Eiffel afin de lui tirer des informations sur le magot volé.

 Caractéristique artistique du motif de la mort

Les villes de Lyon ou de Paris sont scénarisées sous des aspects particuliers, voire sombres et funestes, phénomènes spécifiques au genre policier. Le dessinateur privilégie des espaces singuliers pour les épisodes clefs de la narrativisation bédéïque. Sur fond noir et gris, la ville revêt un caractère étrange ou mystérieux. Nous retiendrons pour cette partie quelques remarques assez éloquentes, s’agissant de l’exploration translatée de l’espace urbain nocturne qui suggère le danger présent ou la mort. En démarrant d’abord l’intrigue à Lyon, le bédéiste fait le choix d’une ville sombre, pluvieuse  avec ses rues à peines éclairées labyrinthiques que l’on retrouve dans les romans de Léo Malet.

Esthétique du noir par ses rues ou ses arrondissements nocturnes, la bande dessinée est à l’image de l’enquête tel un dédale dans lequel les personnages s’y perdent pour rencontrer la mort. Ainsi, que le formulent Audrey Bonnemaison et Daniel Fondanèche, la ville devient un espace d’ancrage où toutes les violences s’y concentrent ainsi que la mort, d’ailleurs. Notamment, le pont de la boucle, à Lyon, lors du rendez-vous anonyme nocturne donné à Nestor Burma participe d’une ambiance noire, propice à la mort. Les personnages s’approchent dans le brouillard, le soir tandis qu’il fait froid. Dans la bande dessinée, Jacques Tardi fait le choix de panoramiques, à valeur descriptive, pour valoriser le cadre urbain nocturne pour amplifier l’angoisse et la peur auxquelles y est  associée la mort qui rôde. Ainsi, le lecteur découvre-t-il un quartier lyonnais nocturne dans les planches 70 à 74 lors de l’altercation de Nestor Burma qui pousse son agresseur dans l’eau avant  d’y mourir noyé. Regardons maintenant la planche 72.  Les deux premières vignettes cadrées d’ensemble scénarisent l’altercation de Marc Covet et de Nestor Burma avec un inconnu. Cette scène se déroule sur les abords du pont, un plan plus rapproché montre Nestor Burma et l’inconnu qui se débattent avant que celui-ci le renverse à travers la barrière du pont et tombe dans l’eau. Action illustrée dans la dernière vignette serrée et verticale de ladite planche. Le cadre urbain, la nuit sont donc  propices aux actions criminelles. Ainsi :  

« Jacques Tardi nous offre une version brumeuse de Lyon dans le droit fil du Londres de La Marque Jaune. Le danger rôde dans la cité mais Burma échappera au sort que l’assassin lui destinait : un plongeon  dans le Rhône glacial ( guet-apens nocturne à rapprocher  de celui  dans lequel tombe Blake à Limehouse Dock)[15] ».

Donc, la  thématique de la mort est importante dans l’œuvre graphique, les personnages meurent de mort violente.  Ici, celle de l’inconnu fait suite à la légitime défense de l’enquêteur. La nuit, cadre favorable au crime et à la mort est très présente dans le roman policier comme dans notre bande dessinée  d’ailleurs. Qu’en est-il  de la nuit mortelle  dans notre opus graphique ? La nuit sert de scène aux séquences mortelles. L’apparition de la nuit est la circonstance  de la mort. Pour rappel, les personnages meurent souvent la nuit, La Globule  meurt la nuit,  il en est de même pour  le noyé dans la Saône que nous avons évoqué plus haut. La mort est bien présente la nuit, spécificité du genre policier.  C’est encore dans le cadre nocturne que la mort s’invite dans les cauchemars de Nestor Burma. Ainsi, dès la planche 20, au sortir du  stalag, celle-ci à l’identique d’un motif narratif graphique fait-elle irruption dans ses rêves agités. De détailler, la vignette 1 de ladite planche à la fois  panoramique et  cadrée, localise en amorce de l’image, un cercueil à peine fermé dont les pieds  roussis de La Globule sont observables. La dernière vignette verticale toujours dans cette même planche aussi cadrée mais plus  serrée scénarise Bébert localisé derrière Burma, criant : «  T’as tout du flic Burma » assomme Burma avec une grande croix en bois sur laquelle est inscrit, en majuscule : « LA GLOBULE [16]». Ainsi, la croix, le cercueil sont des symboles métonymiques de la mort qui scandent le récit graphique policier. Outre cette remarque, on retiendra la présence des  morts, Bob Colomer, La globule dans la planche 47 qui reviennent telle une litanie dans les  pensées de l’enquêteur. Dans la vignette 2 cadrée et d’ensemble, on y  voit  apparaître Colomer interpellant Nestor Burma. Dans la vignette 4, aussi cadrée, La Globule,  dans son agonie, s’agrippe à celui-ci. De plus, nous rappelons que 120 Rue de la gare est une bande dessinée polar. Il convient de noter que tout bédéiste du genre, privilégie les éléments météorologiques pour créer une ambiance propre aux codes de la bande dessinée polar. Parmi les éléments, le climat  occupe  une place de choix, notamment la présence du brouillard et de la neige associés à la mort. Dans Libération, paru le 08 Mars 1996, François Rivière rend hommage à Léo Malet  en ces termes : « Son créateur, (…) a introduit dans le polar français une poésie nocturne de la ville[17] ». C’est en ce sens que l’on peut évoquer la poésie urbaine dans l’ensemble de la bande dessinée. La présence du brouillard dans le  récit graphique confère à celui-ci une ambiance brumeuse.  Néanmoins, celle-ci est en relation avec la mort ou le crime. De facto, on peut évoquer les séquences où Nestor Burma sort la nuit, s’enfonçant  dans la rue brumeuse où celui-ci ne ressemble plus qu’à un point noir. Le bédéiste convoque les nombreux panoramiques urbains dans la brume,  de nuit  qui confèrent une dimension poétique funeste. Ainsi, pour illustrer notre propos, la présence du brouillard nocturne est sans conteste  dans la vignette 3, fluviale à la fois verticale et  panoramique : « nous sommes  retrouvés dans le brouillard[18] », dit Nestor Burma avant son altercation avec un inconnu qui tombe, noyé dans le l’eau glacée. La présence du brouillard apporte une couleur sombre et funeste. Les images panoramiques des vignettes 3 de la planche 47 ou de la vignette 1 de la planche  49 sont transpercées par la lumière des lampadaires ici et là, pour métaphoriser la vie qui s’en va. 

En outre, une séquence rurale poétique retiendra notre attention où la réutilisation du cliché météorologique, notamment la neige en relation avec la mort. Jacques Tardi  fait usage des chromatiques, des couleurs et  des lumières  ternes, pour signifier le noir, marqueur  graphique de dramatisation  de l’intrigue tout comme le blanc de la neige qui apporte une touche poétique à la séquence qui comprend les planches 132 à 137 incluse. Le cadre enneigé participe d’une poétisation  de l’image en lien avec la  mort. Ainsi, Bébert et Nestor Burma refont,  sous les flocons, le trajet du parcourt mortel de La Globule. Sur toile de fond, la neige tombante dans le bois près de la Ferté-Combettes fonctionne à l’identique de la madeleine proustienne qui permet aux protagonistes de se mettre à la place du mort. Ce cadre se présente presque comme une parenthèse suspendu dans le temps, immobile générée par la présence neigeuse. Ainsi, tous deux s’engagent vers un chemin boisé blanc. Pour ce faire, les vignettes 5 et 6 de la planche 131 dans le cadre du champ-contrechamp scénarisent les personnages face à  un chemin enneigé. Au fond de l’image, on identifie  un hameau et une église dont sa tour domine l’horizon telle une carte postale. De poursuivre, la vignette 1 de la planche 132  est un panoramique descriptif  sous la neige qui a pour objet le récit de Bébert qui revient sur l’épisode du 21 Juin 1940 , autrement dit la rencontre sanglante de La globule, gisant au sol dans les bois enneigés : « Je me souviens, c’est là qu’ils nous ont regroupés, il y un an [19]», dit-il, à Nestor Burma. De préciser, : « Il y a un étang juste derrière[20] ».  Bébert retrouve  un casque de Génie  dans le bois. Ainsi, indiqué dans la vignette  4 de la  planche 132,  cadrée, en plan plus rapproché : « C’est ici qu’on était ! Dans ce bois, regarde. Je te raconte pas de salades, un casque de Génie [21]». Dans la planche 133, les trois premières vignettes verticales, en champ-contrechamp ont pour objet toujours Bébert et Burma  qui s’enfoncent dans le bois, en refaisant le trajet dudit défunt. « La Globule essayait  de traverser le chemin en râpant. Donc, sortait de ce bois [22]» avant de trouver la maison abandonnée. À ce moment précis, le rythme ternaire des vignettes serrées et cadrées valorisent un cadre bucolique couvert de son  manteau blanc qui détaille des branchages enneigés  tandis que  les personnages  traversent le bois en question. Ces images participent d’une poésie associée à une dimension funeste. Un peu plus loin,  après la visite de la maison. De conclure, dans la planche 135  tandis que la neige continuer de tomber : « Une tragédie s’était déroulée dans ce lieu sinistre tandis que  qu’alentour la guerre  faisait  rage. Le bruit de la cantonade et  le tac-tac   des mitrailleuses avaient couvert  les  cris de douleur  d’un gangster  soumis à la torture [23]». Ainsi, le brouillard nocturne, la neige gagnent les séquences à l’image d’une épaisse chape de plomb où les personnages finissent par se perdre ou  mourir. En outre, une image significative métaphorise la mort, celle du train sous la neige tombante de la vignette 3 latérale, cadrée, panoramique  de la planche 137. Ainsi, empreinte de poésie par la présence des flocons blancs, celle-ci est aussi associée à la tragédie de la seconde guerre mondiale. « Nous regagnâmes Château-du-Loir, juste  temps  pour prendre  l’autorail de Paris [24]». On ne peut s’empêcher de penser au train de la déportation, par essence est en relation avec  la mort.

 

Bande dessinée polar sur toile de fond historique, celle-ci témoigne de l’ambiance funeste. De fait, les homicides, les tentatives d’assassinat, les tortures qui scandent la narrativisation graphique confirment la présence de la mort. On rappelle par ailleurs les motifs graphiques que sont la croix, le cercueil ou encore le climat météorologique, le bouillard ou la neige qui fonctionnent comme des repères narratifs associés à la mort qui participent de l’intrigue policière. Du stalag, en passant par Lyon et Paris, les déplacements de Nestor Burma permettent de visualiser des scènes criminelles empruntent de violence et de mort. Dès lors, crime et, violence à la fois présente et, suggérée, s’enchevêtrent : une association spécifique au genre du polar. Ainsi, revient-on toujours au 120 rue de la gare pour résoudre l’énigme dont le crime par extension la mort démarre dans un stalag. À travers cette œuvre graphique historico-policière, Jacques Tardi rend-t-il hommage à Léo Malet en mettant en exergue son univers à la fois dramatique, violent, funeste grâce à une atmosphère à la fois poétique, noire, bien valorisée dans le récit graphique que Jacques Tardi a reproduit dans d’autres œuvres maletiennes adaptées, dont parmi d’autres, Brouillard sur le pont de Tolbiac[25], récit qui s’ouvre là encore, des suites du décès de son ami, Albert Lenantais.  

 

Bibliographie :

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Malet Léo, (2011), 120, rue de la gare, Paris, Pocket.

– ; (1988), La Vache enragée (autobiographie), Hoëbeke, p. 180-181.

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Petit Maryse, Menegaldo, (2010), (dir.), Manières de noir : la fiction policière contemporaine, Rennes, Presses universitaires de Rennes.

Porret, Michèle, (2009), Objectif bulles. Bande dessinée et histoire, Genève, Georg, Collection L’Equinoxe, 2009, 214 p.

Tardi Jacques, (2014), 120 rue de la gare, Casterman, Paris.

– ;  (1996), 120, rue de la gare  d’après le roman de Léo Malet ; adaptation et dessin de Tardi, Tournai, Casterman,1996, 190 p.

[1]Jacques Tardi est un auteur de bandes dessinées et  illustrateur  français de renom  qui a reçu de  nombreuses  récompenses  dont trois  autres pris de festival  d’Angoulême, deux pris Max et Moritz (Allemagne )  et deux prix Eisner  aux États-Unis. Il est surtout célèbre pour les aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Bec, série inspirée par le roman feuilleton de la Belle Époque, son travail sur la Première guerre mondiale (C’était la guerre des tranchées)  et ses adaptations  des romans de Léo Malet dont la série Nestor Burma

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[2] Jankélévitch, Vladimir, La Mort (B-139), Paris, Flammarion, 1966, (Nouvelle Bibliothèque Scientifique.), La Mort (B-139), p. 52. C’est nous qui soulignons.

[3] De Montaigne, Michel, Essais, Livre I, Garnier-Flammarion, 1969, p. 128-129.

[4]Malet Léo, Le Dernier train d’Austerlitz, prologue, t. 4, p. 652. 

[5] Malet Léo, 120, rue de la Gare, première partie, ch. I, t. 1, p. 4. 

[6] Tardi Jacques, 120 rue de la gare, d’après le roman de Léo Malet, Casterman, Paris, 2014, vignettes 2 et 4 de la planche 17.

[7]Ibid. ;  vignettes  de la planche 17.

[8] Ibid. ;  vignette  4 de la planche 17.

[9]

[10]Léo Malet a  rencontré  son rédacteur en chef, Colomer, qui l’a hébergé temporairement à Paris, l’a introduit dans les milieux de la Commune libre de Montmartre et, lui  fait obtenir son premier engagement au cabaret La Vache Enragée.

[11] Tardi Jacques, 120 rue de la gare, d’après le roman de Léo Malet, Casterman, Paris, 2014, vignettes 2 et 3 de la planche 135.

[12] Ibid. ;  vignettes circulaires incrustées de la planche 134.

[13] Ibid. ;  vignette 4 de la planche 135.

[14] Ibid. ;  dernière vignette, planche 135.

[15]  Douvry, Jean-François, Rendez-vous 120, rue de la gare : autopsie d’une adaptation, Bruxelles, Casterman, 1988, p.10.

[16] Tardi Jacques, 120 rue de la gare, d’après le roman de Léo Malet, Casterman, Paris, 2014, dernière vignette, planche 20.

[17] Libération, le 08 Mars 1996, François Rivière.

[18] Tardi Jacques, 120 rue de la gare, d’après le roman de Léo Malet, Casterman, Paris, 2014, vignette 3, planche 72.

[19] Ibid. ;  vignette 1, planche 132.

[20] Ibid. ;  vignette 1, planche 132.

[21] Ibid. ;  vignette 4, planche 132.

[22] Ibid. ;  trois premières vignettes de la planche 133.

[23] Ibid. ;  dernière vignette, planche 135.

[24] Ibid. ;  vignette 3, planche 137.

[25] Tardi Jacques, Brouillard au pont de Tolbiac,  d’après le roman de Léo Malet,  Casterman, Paris, 1982.

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