LES PERSONNAGES DE MORT.E.S DANS LE THÉÂTRE DE PATRICK KERMANN

Patrick Kermann est un dramaturge contemporain français, né à Strasbourg en 1959. Il a réalisé trois livrets d’opéra et une quinzaine de pièces de théâtre[1] entre 1988 et 2000 et a rejoint le Groupe Merci, une compagnie de théâtre toulousaine qui se consacre à la recherche et aux expérimentations sur scène. Il s’est donné la mort le 29 février 2000.

Contrairement à la plupart des auteurs du XXe siècle qui écrivaient des personnages de mort·e·s mêlés à des personnages de vivant·e·s, tels que Bernard-Marie Koltès, Pier-Paolo Pasolini, Edward Bond, Heiner Müller, Jean Genet ou Tadeusz Kantor, Kermann offre une place particulière aux personnages de mort : celle de ne pas être des personnages de fantôme, puisqu’il n’y a pas de personnages de vivant·e·s dans ses pièces, et qu’ils ne s’adressent qu’au public. Ces mort·e·s constituent ainsi un défi pour les metteur·se·s en scène.

Même si nous pouvons tout de même citer Huis-Clos[2] de Jean-Paul Sartre qui est également une pièce composée de personnages de mort·e·s, l’écriture de Patrick Kermann reste unique. En effet, contrairement à la pièce de Sartre, les personnages de mort·e·s écrits par Kermann n’ont pas une parole identique à celle des personnage de vivant·e·s et sa dramaturgie ne vise pas une intrigue claire et concrète.

Nous pouvons donc nous poser plusieurs questions quant à ces personnages de mort·e·s : quelles singularités ont-ils par rapport aux personnages de fantôme ? Quelle écriture spécifique Kermann utilise-t-il pour les créer ? Et comment les mettre en scène ?

Personnages de fantôme et personnages de mort·e·s

Si les personnages de fantôme et les personnages de mort·e·s sont différents, les écrits théoriques produits jusqu’à présent ne semblent pas prendre acte de cette différence fondamentale, surtout parce que les auteur·rice·s de ces travaux ne s’intéressent pas véritablement aux mort·e·s. Afin de nous situer et de proposer une autre grille analytique pour les personnages de mort·e·s de Kermann, nous exposerons, dans un premier temps, les théories en études théâtrales concernant les fantômes, construites autour de La Poétique d’Aristote, puis, dans un second temps, celles qui s’en sont démarquées, sans toutefois envisager la spécificité des mort·e·s.

Nous allons tout d’abord présenter deux exemples qui, d’une façon ou d’une autre, définissent les personnages de fantôme comme des « revenant·e·s » qui reviendraient parmi les vivant·e·s pour retrouver leur place parmi iels et expliquer ce qu’est la mort ou la vie. C’est notamment la proposition de Monique Borie, professeure émérite en études théâtrales à la Sorbonne Nouvelle. Dans son ouvrage Le Fantôme ou le théâtre qui doute[3], elle pose le théâtre comme un « espace offert aux morts qui reviennent à la rencontre des vivants, espace susceptible d’accueillir les fantômes, de se mettre à l’épreuve de leur représentation. […] Figure par excellence de la présence de l’invisible dans le visible, le fantôme cristallise l’immatérialité du fantomal et la matérialité de la statue et du mannequin, révélant ainsi l’appartenance du corps de l’acteur comme de la réalité théâtrale à un entre-deux que l’anthropologie aide ici à explorer. »[4] Béatrice Dernis, quant à elle, a réalisé une thèse[5] portant sur l’oeuvre de Kermann et de certaines mises en scène, dans la lignée de Monique Borie. Ainsi, parce qu’elles font une distinction entre l’état de mort∙e et l’état de fantôme, Monique Borie et Béatrice Dernis, considèrent le personnage de fantôme comme un outil qui permettrait de faire un « un appel désespéré des morts n’ayant pas trouvé de place parmi les vivants. »[6]

Une autre façon de voir les choses a vu le jour, selon laquelle le personnage de fantôme est nécessairement un personnage qui ne peut pas prendre forme ou existence en dehors de la fiction. Il devient donc un outil ludique de la mise en spectacle et est considéré comme mort, c’est-à-dire qu’il ne représente pas un retour parmi les vivant.e.s. Ainsi, il ne peut et ne cherche pas à vivre de nouveau ou à expliquer quoi que ce soit. Selon Pierre Katuszewski, « le vide “critique” concernant les personnages de fantômes provient d’une profonde incompréhension des raisons de leur présence dans de nombreuse pièce de théâtre car ils sont confondus avec des personnages vivants ou presque morts »[7], c’est la raison pour laquelle les personnages de fantôme pourraient être considérés comme des personnages qui « interrompent le fil de la narration pour recréer en direct un lien avec les spectateurs, un lien qui n’est plus de l’ordre de la transmission mais de l’ordre du partage, partage d’un moment de plaisir et d’émotion. […] Le corps et la voix de l’acteur sont donc dissociés dans le sens où un corps impossible techniquement à montrer sur scène est créé par la voix [de l’acteurice]. »[8]

Cette notion d’interruption constitue, selon nous, ce qui permet d’appréhender l’ipséité des personnages de mort de Patrick Kermann, c’est-à-dire leur incapacité à être autre chose que des outils de mise en spectacle de l’inconnu et de ne pouvoir exister que sous le prisme d’hypothèses de l’imaginaire. En effet, cette idée notifie la place particulière du fantôme qui fracturerait/écartèlerait/ouvrirait l’espace des vivant∙e∙s, par le spectaculaire, c’est-à-dire que le personnage de fantôme ne s’immisce pas dans la dramaturgie des vivant∙e∙s : il est à part. En outre, le fantôme est ramené à son état, celui de mort, et non de revenant. Ainsi, si le personnage de fantôme est un∙e mort∙e, il devrait être appelé personnage de mort. Mais comme il est entouré de vivant∙e∙s, nous continuons à l’appeler fantôme. Or, chez Kermann il n’y pas de personnages de vivant·e·s, la nécessité de les appeler personnage de mort·e·s devient donc flagrante.

Mais surtout, la proposition de Pierre Katuszewski nous amène à définir les personnages de mort·e·s de Kermann comme vecteur·rice·s de la mise en place d’un espace-temps différent de celui du public. En effet, n’est-ce pas cette fracture spatio-temporelle que Kermann nous amène à lire et/ou à voir, dans la rédaction et la mise en scène potentielle de ses personnages ? Ne nous montre-t-il pas qu’il n’y a pas d’autre choix que de créer un espace-temps entièrement différent quand il n’y pas de vivant∙e∙s ?

Multiplicité des points de vue

Comme dans de nombreux textes de théâtre, Patrick Kermann crée deux expériences distinctes : celle de la lecture et celle de la mise en scène. Selon que l’on lise le texte ou que l’on assiste au spectacle, il ajoute ou supprime potentiellement de la parole pour certains de ses personnages. Ainsi, la singularité de son écriture nous engage à proposer une analyse de son oeuvre en fonction de l’expérience de lecture et de l’expérience de la scène car, selon nous, c’est dans cette multiplicité des points de vue et expériences possibles que réside une partie des modulations temporelles écrites par Kermann et que nous souhaitons exposer. C’est la raison pour laquelle la suite de cette analyse sera issue de propositions de mises en scène qui nous sont propres et qui, selon nous, permettraient de mettre en évidence la particularité théâtrale de l’écriture kermanienne.

Prenons un exemple dans Les Tristes champs d’Asphodèles. Lautre, personnage de mort principal de la pièce qui n’arrivera jamais à parler, « à dire le quoi »[9], rencontre Hommes Jeunes 1, 2, 3, 4 et 5 :

Homme Jeune 5. – tu vois donc qu’il faut qu’enfin tu nous dises ton temps qui est à présent le nôtre et sans fatiguer ta langue et gaspiller la salive rare en ta gorge que tu nous dises qui tu es pour être venu en ces lieux

Homme Jeune 3. – et ce qui entraîne tes pieds si loin de lieux familiers

Homme Jeune 4. – dis maintenant mon doux cheval dis[10]

Puis, vient ce texte présenté comme une didascalie de trois pages :

Lautre tenterait de parler de sa bouche pour dire les choses requises par les Hommes Jeunes.

On pourrait alors imaginer que le mouvement de sa langue, et même le babil des Hommes Jeunes, seraient couverts par une musique […] Qui chanterait peut-être ceci :

Le matin, j’me suis levé

Non, j’avais pas rêvé.

Tu étais partie,

Loin d’ici. […]

Alors j’suis sorti

Le long des murs gris.

J’ai marché, ma jolie,

Rue du Cherche-Midi,

Passage d’l’Enfer,

Et cour Beaurepaire, […]

Et la nuit m’suis arrêté

Non, j’avais pas rêvé.

Tu étais partie,

Loin d’ici.

M’suis arrêté

Et j’ai crié :

Eh ma douce, viens là,

Viens dans mes bras,

C’est pas fini,

Ma jolie.

Et alors, j’ai commencé à rêver,

Et alors j’ai commencé à rêver.[11]

Avant que les Hommes Jeunes reprennent :

Homme Jeune 1. – passe

Homme Jeune 5. – va

Homme Jeune 2. – le chemin t’est ouvert grand vers où tu désires

Homme Jeune 3. – marche à ton pas puisque tu as su trouver notre coeur

Homme Jeune 4. – et les mots qui n’entrent que rarement dans notre coeur que l’on dit fermé

Homme Jeune 2. – voire dur

Homme Jeune 5. – sec aussi est réputé notre coeur qui ne pleure plus souvent […]

Homme Jeune 1. – notre oreille est là

Homme Jeune 4. – ouverte à ce que tu veux dire et qu’encore tu ne peux

Homme Jeune 5. – va maintenant

Homme Jeune 3. – nous sommes avec toi[12]

À la lecture, ces répliques peuvent faire sens. Mais en termes de spectacle, si nous gardons cette idée qu’il s’agit de didascalies qui ne sont que des indications pour les lecteur·rice·s, acteur·rice·s, metteur·se·s en scène, etc. et non du jeu, non seulement par la mise en page, mais aussi parce que Lautre ne trouve pas et ne trouvera pas la parole, cela donnerait du silence, un non-dit. Dans le but de faire comprendre notre propos et ce que nous envisagerions sur scène, nous proposons de reprendre le texte de Patrick Kermann, en remplaçant la didascalie musicale par un long silence. En effet, comme il est précisé que Lautre ne réussira pas à trouver la parole et que la « didascalie » pose une potentialité de mise en chanson par l’usage du conditionnel et du « peut-être », nous pensons qu’une des possibilités de mise en place du spectacle de l’indicible de ce personnage de mort, pourrait passer par le silence, comme le préconise Claude Régy[13].

Le texte initial deviendrait donc :

Homme Jeune 5. – tu vois donc qu’il faut qu’enfin tu nous dises ton temps qui est à présent le nôtre et sans fatiguer ta langue et gaspiller la salive rare en ta gorge que tu nous dises qui tu es pour être venu en ces lieux.

Homme Jeune 3. – et ce qui entraîne tes pieds si loin de lieux familiers

Homme Jeune 4. – dis maintenant mon doux cheval dis

Long silence

Homme Jeune 5. – va

Homme Jeune 2. – le chemin t’est ouvert grand vers où tu désires

Homme Jeune 3. – marche à ton pas puisque tu as su trouver notre coeur

Homme Jeune 4. – et les mots qui n’entrent que rarement dans notre coeur que l’on dit fermé

Homme Jeune 2. – voire dur

Homme Jeune 5. – sec aussi est réputé notre coeur qui ne pleure plus souvent […]

Homme Jeune 1. – notre oreille est là

Homme Jeune 4. – ouverte à ce que tu veux dire et qu’encore tu ne peux

Homme Jeune 5. – va maintenant

Homme Jeune 3. – nous sommes avec toi[14]

Dans ce passage, Patrick Kermann offre, selon nous, au « lecteur-spectateur »[15] a minima quatre expériences possibles : la lecture, la vision d’une mise en scène, la lecture puis la vision d’une mise en scène, la vision d’une mise en scène puis la lecture. Si nous précisons a minima, c’est parce que nous entendons que ce passage offre différentes interprétations, selon que nous nous placions dans la position de lecteur·rice, de metteur·reuse en scène ou de spectateur·rice. Cela implique donc, pour nous, quatre appréhensions du texte. Chacune d’entre elle créant, ou non, un espace et une temporalité de la pensée de Lautre et des interactions entre les morts. Par exemple, une des lectures permet de comprendre que Lautre est unique parce qu’il n’a pas la parole mais qu’il est entendu : capacités des personnages de morts entre eux, de se comprendre sans la parole. En revanche, concernant les personnages de morts Hommes Jeunes 1 à 5, il est possible de mettre en scène plusieurs acteur·rice·s, tout comme un∙e seul∙e. En effet, leurs discours étant identiques jusque dans la prosodie[16], ces personnages de mort qui s’entendent, se parlent et se comprennent mais ne communiquent pas, pourraient n’être qu’un·e, ou être plusieurs. L’effet d’un monologue dialogué est créé.

Cette écriture crée donc quatre dramaturgies possibles[17], chacune d’entre elle impliquant des évènements qui ne peuvent pas avoir de sens du point de vue de personnages de vivant, car naissent plusieurs instants extra-ordinaires, c’est-à-dire en dehors de toutes vraisemblances avec le quotidien. Par exemple, dans La Mastication des morts, le personnage de mort Docteur Serge Lemoine (1912 – 1979) s’exprime ainsi : « “front ridé et aride yeux caves nez pointu bordé d’une couleur noirâtre tempes affaissées creuses ridées oreilles rétives en haut lèvres pendantes pommettes enfoncées menton ridé et racorni peu sèche livide et plombée poils de narines et des cils parsemés d’une espèce de poussière d’un blanc terne visage fortement contourné et méconnaissable” Hippocrate a raison je suis bien mort. »[18] Or, ces instants inventés par Kermann sont nécessaires en tant qu’extra-quotidiens, parce qu’ils sont inhérents aux personnages de mort·e·s dont nous n’avons aucune idée de l’espace, du temps, ni de l’existence dont ils sont composés. Les lecteur·rice·s-spectateur·rice·s, doivent donc ressentir cet autre espace-temps, cet endroit qui ne peut être qu’imaginé, qui ne peut à proprement parler rien représenter.

Personnages de mort et antireprésentativité

Cependant, cette impossibilité à représenter la mort, donc une pièce composée uniquement de personnages de mort·e·s, ne fait pas des pièces de Kermann des irreprésentables. Elles feraient plutôt partie de ce que Jacques Rancière nomme l’antireprésentatif :

Il y a du poème partout où un spectacle quelconque peut symboliser l’identité du pensé et du non-pensé, du voulu et du non-voulu. Ce qui est révoqué, en même temps que l’espace spécifique de la visibilité du poème, c’est la séparation représentative entre la raison des faits et la raison des fictions. L’identité du voulu et du non-voulu est localisable n’importe où. Elle récuse la séparation entre un monde des faits propres de l’art et un monde des faits ordinaires, entre le sérieux des enchaînements de faits et le jeu de la présentation artistique. Tel est en effet le paradoxe du régime esthétique des arts. Il pose la radicale autonomie de l’art, son indépendance à l’égard de toute règle externe. Mais il la pose dans le même geste qui abolit la clôture mimétique qui séparait la raison des fictions et celle des faits, la sphère de la représentation et les autres sphères de l’expérience. Il affirme en même temps la libre disposition de n’importe quelle forme pour n’importe quel sujet et l’identification du mode d’être des objets artistiques à un mode de l’expérience. […] Monstration et signification peuvent s’accorder à l’infini, que leur point de concordance est partout et nulle part. Il est partout où l’on peut faire coïncider une identité entre sens et non-sens avec une identité entre présence et absence. […] L’art antireprésentatif est constitutivement un art sans irreprésentable. Il n’y a plus de limites intrinsèques à la représentation, plus de limites à ses possibilités.[19]

Selon nous, pour trouver le moyen de mettre en oeuvre cette antireprésentativité textuelle, il semble nécessaire de passer par l’expérimentation au plateau de concepts philosophiques sur la Mort. Par exemple, nous devons nous demander comment rendre une sensation du temps différente du quotidien car, dans l’instant même de la mort, « c’est d’abord l’idée de l’immobilité introduite dans l’idée du temps, soit une détérioration de l’idée du temps : au lieu du temps mobile auquel nous sommes accoutumés, nous nous trouvons soudain dans le temps tragique, un temps immobile. […] Le tragique, ce n’est pas le cadavre que l’on emporte, c’est l’idée que ce tas de chair sanguinolentes est le même que celui qui est tombé il y a un instant, qui vient de faire un faux pas ; c’est l’idée d’un passage entre l’état vivant et l’état mort que je me représente maintenant qu’il est mort, que l’ambulance l’a déjà emporté : “la représentation ultérieure d’un état à un autre.” »[20] Or, cet instant précis de la mort, Patrick Kermann l’a notifié en citant Nicolas Gogol au début de sa pièce De Quelques choses vues la nuit : « Il mourut et rouvrit aussitôt les yeux. Mais il était mort et regardait comme un mort. »[21]

L’objectif pourrait donc être de mettre en scène les personnages de mort·e·s de Kermann, en ayant à l’esprit la diachronie du temps, c’est-à-dire plusieurs temporalités qui évoluent séparément tout en s’entremêlant, car il faut « que le temps comme relation à la mort se laisse penser autrement que comme pur et simple flux ou flots d’instants. On ne peut sortir de l’aporie qu’en repensant la notion de temps. […] Le temps doit être compris dans sa durée et sa diachronie comme déférence à l’inconnu. »[22] Or, il nous semble que la langue kermanienne peut devenir un outil de la mise en spectacle de cette diachronie. En effet, toujours dans De Quelques choses vues la nuit, Guide, personnage pouvant être assimilé à un opérateur théâtral[23], présente le personnage de mort Boj ainsi :

dans la ville aux sept portes

vivait aussi un homme du nom de Boj

Boj

c’est lui

le voici

il n’a plus rien

son empire est en ruine

ses sujets sont morts

son pouvoir défait

il n’a vraiment plus rien

sauf la parole

la parole qui sort de sa bouche

eh oui

Boj parle et parle

ses anciens camarades viennent le voir l’écouter

lui répondre

et Boj parle

mais personne ne l’entend plus

Boj ne se tait pas oh non

il crie encore plus fort

plus fort qu’avant

mais personne ne le comprend

il est là avec sa souffrance et sa nostalgie

et ses camarades parlent […][24]

Ensuite, les personnages de mort Éliphaz de Teyman, Bildad de Souakh et Sophar de Naamah, commenceront leurs dialogues sans réponses[25] par la même phrase : « Boj chacun porte sa douleur mais les plaintes se sont tues voici venir un autre temps de ces ruines fumantes. »[26]Selon nous, Patrick Kermann, par cette écriture « miroir » du livre de Job[27], avec ses amis Éliphaz de Théman, Bildad de Schuach, et Tsophar de Naama, a créé une diachronie. Si nous envisageons chacun des personnages de morts ci-avant comme un diagramme de Venn[28] où chaque cercle est un personnage en lui-même, l’antireprésentativité de la diachronie de ces morts ouvre ainsi une multitude de possibilités de mise en scène, qu’elles soient simplement esthétiques et/ou ludiques. Que se passerait-il si les acteur·rice·s changeaient la matière qui les recouvre à chaque fois qu’iels interprètent un personnage de mort différent (argile, charbon, slime, paillettes, huile, etc.) ? Ou encore si iels se répondaient à des vitesses de la parole très différentes, allant du slowmotion à l’hypervitesse, en passant par la saccade, par exemple ? Ou si les personnages de mort·e·s n’étaient joué·e·s que par des clowns ? Des dragqueens ? Des circacien·ne·s ? Nous pourrions même nous inspirer de Quad[29] de Samuel Beckett, afin de créer une mise en scène où un diagramme de Venn serait mis en place : chaque acteur·rice se déplacerait en cercle à sa propre vitesse de corps et de langage, mais la communication ne s’effectuerait qu’à l’endroit de croisement des déplacements.  Les personnages de mort·e·s  s’influenceraient donc directement et indirectement, tous à la fois dans leurs espaces individuels et dans l’espace de leur existence : la scène de théâtre.

Les pièces de théâtre composées uniquement de personnages de mort·e·s ont donc des potentialités de création infinies et plutôt que de ranger la Mort dans l’irreprésentable et ainsi perpétrer l’imaginaire du néant, pourquoi ne pas utiliser le spectacle vivant pour montrer la pluralité des « espoirs »[30] ? Montrer un potentiel espace-temps de personnages de mort·e·s aux spectateur·rice·s, donc mettre en spectacle l’infini dans le fini, pour souligner que « l’art doit évoquer de l’éternel avec du temps. »[31]

[1] Livrets d’opéra :

Du Diktat, livret d’opéra écrit en collaboration avec Daniel Lemahieu, tapuscrit, La Chartreuse, Centre national des écritures du spectacle, Villeneuve-lez-Avignon, 1999.

La Blessure de l’ange, tapuscrit, La Chartreuse, Centre national des écritures du spectacle, Villeneuve-lez-Avignon, 1996.

Vertiges, éd. Opéra de Bordeaux, Bordeaux, 2001.

Pièces de théâtre :

A, tapuscrit, La Chartreuse, Centre national des écritures du spectacle, Villeneuve-lez-Avignon, 1997.

De quelques choses vues la nuit, Paris, Tapuscrit 77/Théâtre Ouvert, 1994.

La Mastication des morts, Carnières-Morlanwelz, Lansman, 2015 [1999].

Le Jardin des reliques, Les Matelles, Montpellier, Espaces 34, 2014, [2000].

Leçons de ténèbres, Paris, L’Inventaire, 1999.

Les Tristes champs d’Asphodèles, Le Triadou, Montpellier, Espace 34, 2015 [1999].

Naufrage, tapuscrit, La Chartreuse, Centre national des écritures du spectacle, Villeneuve-lez-Avignon, 1992.

Prédelle. Divertissement orphique, tapuscrit, La Chartreuse, Centre national des écritures du spectacle, Villeneuve-lez-Avignon, 2000.

On the Road, in Embouteillages. 32 scènes automobiles, Montreuil-sous-Bois, Théâtrales, 2002, [1999].

Seuils, Carnières-Morlanwelz, Lansman, 2001 [1999].

Suaires (Les Petites morts et La Dolence des vivants), tapuscrit, La Chartreuse, Centre national des écritures du spectacle, Villeneuve-lez-Avignon, 1996.

The Great Disaster, Lansman, Carnières-Morlanwelz, 1999.

Thrène, Phénix Éditions, Paris, 1999.

[2] Jean-Paul Sartre, Huis-clos, Paris, Gallimard, 1947.

[3] 3 Monique Borie, Le Fantôme ou le théâtre qui doute, Arles, Actes Sud, 1997.

[4] Ibid., p. 9.

[5] Béatrice Dernis, La Voix des revenants dans l’oeuvre de Patrick Kermann : étude d’une écriture contemporaine dans son rapport à la scène, Thèse de doctorat en Arts sous la direction de Luc Boucris, Grenoble, 2011, p. 2.

[6] Ibid., p. 2.

[7] Pierre Katuszewski, Ceci n’est pas un fantôme. Essai sur les personnages de fantômes dans les théâtres antique et contemporain, Paris, Kimé, 2011, p. 8-12

[8] Ibid, p. 252.

[9] Patrick Kermann, Les Tristes champs d’Asphodèles, Le Triadou, Montpellier, Espace 34, 2015 [1999]., p. 53

[10] Ibid., p. 38-39.

[11] Ibid., p. 39-42. L’auteur souligne.

[12] Ibid., p. 42-43.

[13] « […] le vide n’est pas vide et le vide est rempli de potentiel. […] La cage de scène vide est une force extraordinaire qui est en attente. […] quand quelqu’un arrive là-dedans, cette force, cette énergie, se cristallise sur lui et il faut que cet être se laisse traverser par cette énergie qui vient du vide [..] où il sent chaque centimètre cube de l’air qui l’entoure et la nature de la lumière et de l’air qui l’entoure et de tous les autres êtres-vivants ou objets qui peuvent l’entourer. Et c’est une inter-réaction permanente, c’est un déséquilibre permanent entre toutes les forces qui émanent des choses et des êtres en présences. […] Et je pense que le silence, comme toute forme de passivité, est extrêmement créateur, positif, énergétique, comme l’immobilité. Ça crée énormément de force et ça crée une écoute de nous-même qui nous permet d’être face à nous-même. […] Personne ne prend plus jamais le temps, ni n’a jamais le courage de se regarder lui-même, face à lui-même, dans le silence sans intervention extérieure. […] La vrai façon d’être relié à soi et au monde extérieur […] c’est le silence et je m’aperçois de la force des scènes silencieuses. […] Si on rajoute à l’idée du vide, l’idée du silence […] et si on laisse dans la parole des espaces de silence, le monde est changé, c’est une révolution. » Claude Régy, Par les abîmes, film d’Alexandre Barry, disponible sur Youtube. Consulté le 30 avril 2022. URL : https://youtube.com/watch?v=TaXV9eN6VVo&feature=share

[14] Patrick Kermann, Les Tristes champs d’Asphodèles, op.cit, p. 38-43.

[15] Sophie Lucet, « Les dramaturgies de la Shoah, ou l’envers des images (Charlotte Delbo, Charles Reznikoff, Patrick Kermann) », dans Les failles de la mémoire : Théâtre, cinéma, poésie et roman : les mots contre l’oubli, [en ligne], Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016. Disponible sur : https://books.openedition.org/pur/55727

[16] Par prosodie, nous entendons que « tout le rapport qu’il peut y avoir des noms aux choses, c’est par le son », Bernard Lamy, La Rhétorique ou l’art de parler, Paris, Presses Universitaires de France, 1998, p. 118.

C’est-à-dire que la musicalité des mots peut donner un sens au mot lui-même, comme le hennissement de l’âne, mais la plupart des mots désignent des choses n’émettant pas de bruit, comme le soleil, pour reprendre les exemples employés par Lamy. Si ces sons n’en restent pas moins agréables et que le choix des mots pour leurs sonorités et non pas pour la signification que des peuples en ont donné peut-être un choix important dans la construction d’un poème ou d’une pièce de théâtre, c’est parce qu’ils amènent de la musique dans une de ses formes les moins consciente à l’oreille du public.

[17] Une première, lorsque la personne aura lu la pièce : la mise en scène ne rentre pas dans la composition théâtrale donc il n’y a ni vois, ni plasticité, etc.

Une deuxième, lorsque la personne n’a pas lu la pièce mais a vu une mise en scène : en fonction des choix scéniques effectués, les informations textuelles peuvent prendre diverses formes. L’esthétisation de la parole modifie la transmission, de sorte qu’elle peut gagner en sensation mais perdre en concret.

Une troisième, lorsque la personne a lu la pièce et a ensuite vu une mise en scène : les informations textuelles acquises auparavant viennent répondre aux sensations provoquées par la mise en scène.

Une quatrième, lorsque la personne a vu une mise en scène et a ensuite lu le texte : les informations sensationnelles de la mise en scène viennent répondre aux informations textuelles.

[18] Patrick Kermann, La Mastication des morts, Carnières-Morlanwelz, Lansman, 2015 [1999], p. 40.

[19] Jacques Rancière, « S’il y a de l’irreprésentable », Le Genre humain, vol. 36, n°1, 2001, [PDF], p. 12-23.

[20] Clément Rosset, La Philosophie tragique, Presses Universitaires de France, Paris, 1960, p. 8-9. L’auteur souligne.

[21] Patrick Kermann, De quelques choses vues la nuit, Paris, op. cit., p. 7.

[22] Emmanuel Levinas, Dieu, la mort et le temps, Paris, Grasset & Fasquelle, 1993, p. 44-48.

[23] Guide permet une « sortie de la fiction et intervient comme opérateur théâtral » (Pierre Katuszewski, Ceci n’est pas un fantôme. Essai sur les personnages de fantômes dans les théâtres antique et contemporain, op. cit., p.127), c’est un personnage créé par le théâtre qui sert le spectacle et engendre une expérience esthétique pour le public.

[24] Ibid., p. 76.

[25] Ici, nous ne souhaitons pas utiliser le terme de monologue car une réponse de Boj est attendue, seulement, comme Guide le précise « Boj parle et répond […] mais personne ne l’entend » (Ibid., p. 78). Il n’est pas même pas rédigé. Malheureusement, ses amis seraient donc les morts d’un espace-temps différents de Boj. Ainsi, leurs dialogues resteraient sans réponses.

[26] Ibid, p. 77-80.

[27] « Le Livre de Job est un chef-d’oeuvre de littérature sapientielle, élaboré par un poète israélite à partir de l’histoire populaire d’un cheik édomite qui, mis à l’épreuve par Satan, serait demeuré inébranlablement fidèle à Dieu. Le thème central de cette composition biblique unique est simple. Job est un juste tenté par Satan avec la permission divine. Trois amis essaient de le persuader que sa souffrance est le fruit de son péché, mais il rejette vigoureusement leur argumentation. » André Paul, « Livre de Job », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 14/04/2023. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/livre-de-job/

[28] « Les diagrammes de Venn/Euler sont des représentations basées sur l’analogie entre un ensemble et une région du plan. L’intérieur de la région symbolise l’ensemble, l’extérieur le reste de l’univers et l’intersection géométrique reflète l’intersection ensembliste. Les deux propriétés essentielles des diagrammes de Venn et d’Euler sont les suivantes : chaque région d’intersection est représentée de manière unique et chaque ensemble est connexe, c’est à dire représenté par une portion de plan unique. » Marie-Luce Viaud, Jérôme Thièvre, Agnès Saulnier, « Cartographies interactives. Graphes, diagrammes et arborescences pour l’accès aux vidéothèques numériques », Document numérique, 2006/2 (Vol. 9), p. 57-81, [en ligne], consulté le 24/04/2023. URL : https://www.cairn.info/revue-document-numerique-2006-2-page-57.htm

Dans notre cas, il semble également nécessaire de rappeler que les cercles sont des objets finis contenant des infinis.

[29] Samuel Beckett, Quad, pièce de théâtre télévisuelle, 1981. Disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=4ZDRfnICq9M

[30] « […] la possibilité de penser un au-delà du temps par l’espoir mais, bien évidemment, pas un au-delà qui prolongerait le temps, pas un au-delà qui est (qui serait). Ni un dérivé quotidien du temps originaire. Mais espoir rationnel, comme si, dans le temps fini, s’ouvrait une autre dimension d’originarité qui n’est pas un démenti infligé au temps fini, mais qui a un autre sens que le temps fini ou infini. Le sens de cet espoir dans le désespoir ne défait pas le néant de la mort ; il est une prestation à la mort d’une signification autre que celle qu’elle tire du néant de l’être. Ce n’est pas à un besoin de survivre que répond cet espoir. […] C’est un espoir réfractaire à toute connaissance, à toute gnose. Une relation par rapport à laquelle temps et mort ont un autre sens. » Emmanuel Levinas, Dieu, la mort et le temps, op.cit, p. 74-75.

[31] Clément Rosset, L’Esthétique de Schopenhauer, Paris, Presses Universitaires de France, 1960, p. 39.

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