NAÎTRE ET NE PAS ÊTRE : Entre multiplicité des identités et non-appartenance : Lucien Dethurens

Dans son essai Le Creuset français, l’historien Gérard Noiriel affirme que « l’un des principaux critères de définition de la ″deuxième génération″ immigrée tient à sa volonté de s’intégrer dans la société qui est la sienne[1] ». Bien qu’explicite au premier abord, cette description d’une caractéristique identitaire commune tend également, et de manière plus indirecte, à faire émerger une forme de paradoxe, de décalage. Si le verbe « être » se trouve ici investi d’un aspect terminatif, il se voit cependant associé à un procès qui semble encore en cours – et dont l’achèvement, voire la possibilité même d’un achèvement, ne sont pas mentionnés. Ainsi, la question de l’identité semble se heurter à une certaine impossibilité, tout comme la notion d’appartenance qui en découle ne paraît jamais totalement acquise : simultanément autochtone et étrangère, la figure de l’immigré parvient à la fois à être et à ne pas être. Cette perspective dessinant en quelque sorte une étrangéité perpétuelle est également opérante dans trois romans français contemporains : La Guerre, la guerre, la guerre, premier tome du Pays des autres de Leïla Slimani, L’Art de perdre d’Alice Zeniter ou encore Soleil amer de Lilia Hassaine – ces trois œuvres ayant pour principaux dénominateurs communs l’évocation de l’immigration entre la France et les pays maghrébins, et la description des destins familiaux qui en découlent. Ici aussi se pose la question de l’hybridation identitaire pour des personnages tiraillés entre deux cultures et deux appartenances : si leurs pays d’adoption voire de naissance tendent de manière quasi-perpétuelle à les renvoyer à leurs racines, leurs pays d’origine respectifs – l’Algérie chez L. Hassaine et A. Zeniter, la France chez L. Slimani – ne les considèrent jamais non plus comme de véritables membres, à part entière. Cela donne lieu à une non-appartenance multiple, entraînant malgré eux des personnages dans un nouveau type d’apatridie.
Cet aspect est notamment opérant dans L’Art de perdre quand Ali, le premier protagoniste du roman, s’apprête à quitter l’Algérie pour la France métropolitaine : « Aux balustrades des étages, quelques pieds-noirs en larmes et d’autres en colère l’insultent de leur voix cassée, faisant de lui le représentant et le responsable de tous ceux qui seront bientôt les Algériens d’Algérie mais dont lui, pourtant, ne fera jamais partie[2] ». Dans l’espace romanesque, l’expression d’« Algérien d’Algérie » peut être considérée comme un pléonasme, figure d’insistance faisant apparaître, en creux, la perspective d’une hiérarchisation sous-jacente : certains citoyens seraient, de facto, plus Algériens que d’autres, qui ne le seraient pas tout à fait voire plus du tout. Cela laisse également entrevoir une forme de rejet, à plus forte raison pour un personnage devenant harki non par véritable conviction politique mais plutôt pour assurer une protection à ses proches, comme emporté par le cours des événements.
Mais cette première exclusion ne s’avère qu’un point de départ dans une chaîne de causalité : si le pays d’origine d’Ali et de sa famille fait d’eux des étrangers, la terre d’accueil perpétue cette perspective. Arrivés au camp de Rivesaltes, « on leur propose des classes d’Initiation à la Vie Métropolitaine (…), de sorte qu’ils deviendront à leur tour de bons Français, sachant lire, écrire, tenir une maison et fredonner[3] ». Si la première dénomination dont ils se trouvaient affublés semblait sous-entendre que leur appartenance à l’Algérie était toute relative, la seconde est tout aussi révélatrice. L’aspect inchoatif du verbe d’état désigne un procès qui n’en est qu’à son étape initiale, comme si le lien entre la France et Ali ne relevait que de la potentialité. Cette dimension est mise en valeur par la polysémie du qualificatif « bons » qui, antéposé au nom qu’il caractérise tend lui aussi à montrer qu’il existerait différents grades d’adhésion à un pays. Dans une perspective comparatiste, ces personnages ne seraient donc ni totalement Algériens, puisque partiellement acquis à la France, ni véritablement Français, puisque victimes d’insinuations méprisantes les renvoyant au point de départ. On observe donc une inconciliation fondamentale qui, de manière intertextuelle, évoque le sujet « doublement absent, au lieu d’origine, et au lieu d’arrivée[4] », décrit par Pierre Bourdieu dans sa préface de La Double absence d’Abdelmalek Sayad. Cela convoque également le motif de l’errance, tout en le réactualisant. Cette dimension protéiforme de l’exclusion, de l’étrangéité créée par la société, est également en jeu dans Soleil amer : « Quand il [Saïd, l’un des personnages principaux] allumait la télé (…), aucune speakerine ne ressemblait à ses filles. Aucun journaliste à ses fils. Ils étaient invisibles. Invisibles, mais on ne parlait que d’eux[5] ». La tournure restrictive semble ici indiquer un point de focalisation, qui exclurait tout le reste – en l’occurrence les Français métropolitains. Or, ces derniers se trouvent justement surreprésentés, excluant par voie de conséquence à leur tour les autres de manière systématique, comme le sous-tendent la répétition d’« aucune » et « aucun » ou encore, dans la macrostructure du syntagme, les positions initiales de « speakerine » et « journaliste » quand « ses filles » et « ses fils » se trouvent relégués en fin de phrase. Si elle est indéniablement multiple, la question de l’exclusion se trouve également dotée, de manière plus sous-jacente, d’une dimension plus sélective. Autrement dit, la figure de l’étranger se trouve assimilée à un motif doublement indésirable, victime d’une esthétique de l’effacement, et dont la seule modalité d’apparition le présenterait de manière problématique, potentiellement dérangeante.
Par cette dichotomie de l’absence et de la présence se dessine un double mouvement d’exclusion enfermant des individus dans une oscillation et une contradiction identitaires : « Saïd était fasciné par tout ce qui n’était pas lui. D’un côté il se disait fier de ses origines et de sa culture, de l’autre il espérait se fondre dans le paysage français[6] ». Le parallélisme de construction à l’œuvre chez L. Hassaine s’avère à cet égard tout à fait éloquent et symbolique : à l’image des syntagmes « ses origines et sa culture » et « le paysage français », il semblerait que ces deux pôles ne se rencontrent jamais totalement, ne faisant que se croiser – comme s’ils n’étaient pas totalement compatibles ou que l’un s’avère la négation de l’autre. Une esthétique de la confusion est donc à l’œuvre chez les deux auteures, confirmant les propos du philosophe Alfred Schütz dans son essai L’Etranger : « La personnalité (…) n’est plus accessible en tant qu’unité ; elle s’est brisée en morceaux[7] ». La métaphore de l’éclatement semble révélatrice d’une forme de tiraillement identitaire – nouvelle déclinaison du dilemme tragique – pour des personnages subissant chacune de leurs cultures comme un frein non seulement à l’intégration sociale mais aussi à la définition de soi. Ceux-ci deviennent donc ici simultanément étrangers aux yeux des autres mais aussi étrangers à eux-mêmes, ne sachant plus véritablement comment se définir. Par un effet d’inversion, la double appartenance devient double exclusion. Chez L. Slimani, cette perspective trouve une modalité d’apparition à travers la symbolique familiale : « Dans les lettres qu’elle écrivait à sa sœur, Mathilde mentait. Elle prétendait que sa vie ressemblait aux romans de Karen Blixen, d’Alexandra David-Néel, de Pearl Buck. Dans chaque missive, elle composait des aventures où elle se mettait en scène[8] ». Partie rejoindre son mari au Maroc, la protagoniste alsacienne découvre dans une forme d’ironie tragique que ses origines, représentées par sa sœur restée en France, ne constituent plus de véritable point de repère mais la renvoient au contraire à une certaine altérité – confirmée ici par la métaphore filée du théâtre. Ici se joue donc une véritable désorientation qui tend au nihilisme : dépossédées de leur présent puisque sans appartenance pleine et entière, les figures de l’étranger ne paraissent pas non plus pouvoir revenir en arrière, ce qui les prive également de leur passé. La théâtralité ici convoquée traduit la déceptivité de Mathilde face à son intégration, mais elle révèle aussi malgré elle une autre déceptivité, celle de sa potentielle réintégration, également manquée : comme condamné, l’étranger ne peut être lui-même nulle part.
La question du passé séparant l’étranger de lui-même est également posée par A. Zeniter, bien qu’elle exclue la perspective plus nostalgique dépeinte par L. Hassaine et L. Slimani. Dans L’Art de perdre, s’il ne peut ne plus revenir en arrière, Ali s’y refuse également dans un geste catégorique non dépourvu de pathos : « Hamid, Kader, Dalila et Claude l’entendent ouvrir un placard, en tirer la grosse poubelle puis leur parvient le bruit des médailles qui glissent depuis le fond du tiroir et tombent en tas sur les épluchures[9] ». Par la métonymie du « bruit des médailles », la voix narrative semble indiquer que le passé ne parvient que de manière lacunaire, sous l’angle de la réduction, aux enfants d’Ali. Celui-ci semble ne pas vouloir le transmettre en même temps qu’il donne l’impression de chercher à s’en séparer, comme s’il n’avait jamais existé. La figure de l’étranger, on l’a vu, est donc un être sans passé. Mais il apparaît aussi, par l’intermédiaire de cet exemple précis, comme un être sans futur. En effet, en se débarrassant de ses médailles de guerre, Ali tend à montrer qu’il a compris, avec résignation, que son intégration, et donc ses perspectives n’étaient in fine que factices et relativement superficielles. Ce qui entre fondamentalement en contradiction avec sa participation à la Seconde guerre mondiale pour défendre la France. Si l’on observe une première inversion, entre le prestige supposé des médailles qui chutent, littéralement et de manière plus imagée, on assiste à une inversion dans le système de valeurs du personnage qui, de figure de l’étranger au monde, devient également étranger à lui-même – « il y a les Français de papier et les autres[10] » écrit à cet égard Esther Benbassa dans De l’impossibilité de devenir français. Cela se vérifie également dans l’espace romanesque français contemporain.
Cette faille ontologique consistant à ne plus pouvoir saisir son identité ni se définir soi-même semble, à la manière de la fatalité tragique, s’inscrire sous le signe de la multiplicité dans la mesure où il se rejoue de génération en génération. Ainsi L’Art de perdre s’ouvre, avant le retour rétrospectif, sur l’évocation de Naïma, petite-fille d’Ali née en France et qui cherche à « faire resurgir un pays du silence[11] ». L’itération s’avère également contradiction : soulignant, par définition, un procès répétitif, assimilable à une certaine profusion, elle se trouve pourtant associée à un vide, une lacune. Quelque chose, une part de lui-même, échappe donc à la figure de l’étranger. Malgré l’intégration progressive – Naïma est Franco-Algérienne – elle demeure toujours étrangère à elle-même, comme si, de manière réflexive, elle était sa propre énigme. Ce motif, et c’est l’un des points communs majeurs entre les trois auteures, se trouve investi dans chaque roman d’une forme de déterminisme. Dans Soleil amer, les descendants de Saïd entretiennent un lien complexe avec leur pays et leur culture originels. Ainsi en est-il notamment de l’une des filles de Saïd : si, d’une part, « Nour étouffait. Le 10 décembre 1977, jour de son anniversaire, elle quitta l’appartement familial (…) Découvrir ce qu’elle pouvait être, sans ce passé trop lourd à porter[12] », « Nour ignorait tout de son pays d’origine, même la langue[13] », d’autre part. D’un point de vue stylistique, ce sont ici deux hyperboles – « étouffait », « trop lourd » – qui côtoient une négation et qui confirment l’ambivalence de l’étranger face à son propre héritage. Si l’étranger est fait étranger par les autres et par lui-même, il semble ici aussi voué à le rester à travers les générations.
C’est ici qu’on assiste à une nouvelle occurrence de l’ironie tragique éminemment liée à cette figure : au sein de la même structure familiale, ce qui était familier aux uns devient l’étrangéité des autres. Pour la fille de Mathilde et d’Ali dans Le Pays des autres, le proche et le lointain se confondent, s’entremêlent : « Le vendredi, elles [ses camarades de classe] rejoignaient leurs familles à Casablanca, Fès ou Rabat, des villes où Aïcha n’était jamais allée et qui lui semblaient aussi lointaines que l’Alsace natale de Mathilde, sa mère[14] ». Ainsi, la figure de l’étranger doit être envisagée de manière plurielle, qui ne saurait se contenter des dimensions spatiales et culturelles préalablement évoquées, mais auxquelles viendrait se joindre une composante temporelle. Si les aïeux transmettent l’étrangéité à leurs descendants, ils ne leur sont d’aucun recours : leur rapport à leur pays d’adoption n’étant pas le même, ils sont aussi fondamentalement différents à cet égard. Esther Benbassa écrit ainsi que « nos identités (…) tendent à se reconfigurer[15] » : si cet aspect se vérifie en termes inter-individuels, il se vérifie au sein d’une famille. L’’étranger se caractérise donc par son éminente solitude, y compris face à ceux qui, a priori, sont censés être ses proches – « Aïcha (…) ne savait pas ce qu’elle était alors elle restait seule, contre le mur brûlant de la classe[16] » – puisque ce sont eux aussi qui, parfois bien involontairement, créent sa solitude et contribuent à lui conférer ce statut d’étranger.
Ainsi, les figures de l’étranger dans le roman français contemporain s’avèrent protéiformes et, aux sens premier et second, mouvantes. A travers trois œuvres évoquant un bassin géographique commun – bien qu’il prenne des directions différentes chez L. Hassaine et A. Zeniter d’une part, ainsi que L. Slimani de l’autre – se dessinent donc des étrangéités aux aspects multiples. Si le personnage est, de manière plus conventionnelle, vu comme étranger par des groupes auxquels il n’appartient pas a priori, il se définit contre-intuitivement aussi comme tel dans son groupe d’origine. Cette multiplicité des identités donne lieu à une situation dans laquelle le sujet devient ce qu’Alfred Schütz qualifie dans L’Homme qui rentre au pays d’« étranger parmi les étrangers[17] ». Mais celui-ci semble également doublement en décalage, face à lui-même et face à son héritage, devenant tour à tour un fardeau impossible à assumer, une douleur dont on cherche à se défaire ou au contraire une réminiscence abstraite à laquelle on ne parvient qu’à accéder par des détours ou des subterfuges. L’étrangéité n’est donc pas uniquement opérante dans la sphère sociale, avec toutes les problématiques discriminatoires qu’elle pose, mais aussi dans la sphère privée et familiale. Cela permet de faire émerger, en termes d’intertextualité, une dimension éminemment tragique dans cette partie de l’espace romanesque français contemporain. Par la figure de l’étranger apparaît donc une nouvelle piste de réflexion, consistant à se demander jusqu’où le tragique et le social peuvent se retrouver liés. En des termes plus littéraires, ce motif permet en outre de poser la question de l’hybridation des genres, et de leur statut supposément figé, strictement délimité. Mais il interroge aussi la réactualisation des topoï, en resituant le tragique dans une perspective plus contemporaine, on l’a vu, et en mettant en scène de véritables odyssées, dans la quête de soi face au monde et face à son propre regard.

           


[1] Gérard Noiriel, Le Creuset français, Paris, Editions du Seuil, 1988, p. 234

[2] Alice Zeniter, L’Art de perdre, Paris, Flammarion, 2017, p. 158

[3] Ibid., p. 171

[4] Abdelmalek Sayad, La Double absence. Des Illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, préf. De Pierre Bourdieu, Paris, Editions du Seuil, 1999, p. 6

[5] Lilia Hassaine, Soleil amer, Paris, Gallimard, 2021, p. 108

[6] Ibid., p. 69

[7] Alfred Schütz, L’Etranger, Paris, Editions Allia, 2003, p. 55

[8] Leïla Slimani, Le Pays des autres, tome 1, Paris, Gallimard, 2020, p. 30

[9] Alice Zeniter, op. cit., p. 255

[10] Esther Benbassa, De l’impossibilité de devenir français, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2012, p. 83

[11] Alice Zeniter, op. cit., p. 13

[12] Lilia Hassaine, op. cit., p. 112

[13] Ibid., p. 141

[14] Leïla Slimani, op. cit., p. 91

[15] Esther Benbassa, op. cit., p.83

[16] Leïla Slimani, op. cit., pp. 91-92

[17] Alfred Schütz, L’Homme qui rentre au pays, Paris, Editions Allia, p.42

 

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