NAÎTRE ET NE PAS ÊTRE : Entre multiplicité des identités et non-appartenance : Lucien Dethurens

La question du passé séparant l’étranger de lui-même est également posée par A. Zeniter, bien qu’elle exclue la perspective plus nostalgique dépeinte par L. Hassaine et L. Slimani. Dans L’Art de perdre, s’il ne peut ne plus revenir en arrière, Ali s’y refuse également dans un geste catégorique non dépourvu de pathos : « Hamid, Kader, Dalila et Claude l’entendent ouvrir un placard, en tirer la grosse poubelle puis leur parvient le bruit des médailles qui glissent depuis le fond du tiroir et tombent en tas sur les épluchures[9] ». Par la métonymie du « bruit des médailles », la voix narrative semble indiquer que le passé ne parvient que de manière lacunaire, sous l’angle de la réduction, aux enfants d’Ali. Celui-ci semble ne pas vouloir le transmettre en même temps qu’il donne l’impression de chercher à s’en séparer, comme s’il n’avait jamais existé. La figure de l’étranger, on l’a vu, est donc un être sans passé. Mais il apparaît aussi, par l’intermédiaire de cet exemple précis, comme un être sans futur. En effet, en se débarrassant de ses médailles de guerre, Ali tend à montrer qu’il a compris, avec résignation, que son intégration, et donc ses perspectives n’étaient in fine que factices et relativement superficielles. Ce qui entre fondamentalement en contradiction avec sa participation à la Seconde guerre mondiale pour défendre la France. Si l’on observe une première inversion, entre le prestige supposé des médailles qui chutent, littéralement et de manière plus imagée, on assiste à une inversion dans le système de valeurs du personnage qui, de figure de l’étranger au monde, devient également étranger à lui-même – « il y a les Français de papier et les autres[10] » écrit à cet égard Esther Benbassa dans De l’impossibilité de devenir français. Cela se vérifie également dans l’espace romanesque français contemporain.
Cette faille ontologique consistant à ne plus pouvoir saisir son identité ni se définir soi-même semble, à la manière de la fatalité tragique, s’inscrire sous le signe de la multiplicité dans la mesure où il se rejoue de génération en génération. Ainsi L’Art de perdre s’ouvre, avant le retour rétrospectif, sur l’évocation de Naïma, petite-fille d’Ali née en France et qui cherche à « faire resurgir un pays du silence[11] ». L’itération s’avère également contradiction : soulignant, par définition, un procès répétitif, assimilable à une certaine profusion, elle se trouve pourtant associée à un vide, une lacune. Quelque chose, une part de lui-même, échappe donc à la figure de l’étranger. Malgré l’intégration progressive – Naïma est Franco-Algérienne – elle demeure toujours étrangère à elle-même, comme si, de manière réflexive, elle était sa propre énigme. Ce motif, et c’est l’un des points communs majeurs entre les trois auteures, se trouve investi dans chaque roman d’une forme de déterminisme. Dans Soleil amer, les descendants de Saïd entretiennent un lien complexe avec leur pays et leur culture originels. Ainsi en est-il notamment de l’une des filles de Saïd : si, d’une part, « Nour étouffait. Le 10 décembre 1977, jour de son anniversaire, elle quitta l’appartement familial (…) Découvrir ce qu’elle pouvait être, sans ce passé trop lourd à porter[12] », « Nour ignorait tout de son pays d’origine, même la langue[13] », d’autre part. D’un point de vue stylistique, ce sont ici deux hyperboles – « étouffait », « trop lourd » – qui côtoient une négation et qui confirment l’ambivalence de l’étranger face à son propre héritage. Si l’étranger est fait étranger par les autres et par lui-même, il semble ici aussi voué à le rester à travers les générations.
C’est ici qu’on assiste à une nouvelle occurrence de l’ironie tragique éminemment liée à cette figure : au sein de la même structure familiale, ce qui était familier aux uns devient l’étrangéité des autres. Pour la fille de Mathilde et d’Ali dans Le Pays des autres, le proche et le lointain se confondent, s’entremêlent : « Le vendredi, elles [ses camarades de classe] rejoignaient leurs familles à Casablanca, Fès ou Rabat, des villes où Aïcha n’était jamais allée et qui lui semblaient aussi lointaines que l’Alsace natale de Mathilde, sa mère[14] ». Ainsi, la figure de l’étranger doit être envisagée de manière plurielle, qui ne saurait se contenter des dimensions spatiales et culturelles préalablement évoquées, mais auxquelles viendrait se joindre une composante temporelle. Si les aïeux transmettent l’étrangéité à leurs descendants, ils ne leur sont d’aucun recours : leur rapport à leur pays d’adoption n’étant pas le même, ils sont aussi fondamentalement différents à cet égard. Esther Benbassa écrit ainsi que « nos identités (…) tendent à se reconfigurer[15] » : si cet aspect se vérifie en termes inter-individuels, il se vérifie au sein d’une famille. L’’étranger se caractérise donc par son éminente solitude, y compris face à ceux qui, a priori, sont censés être ses proches – « Aïcha (…) ne savait pas ce qu’elle était alors elle restait seule, contre le mur brûlant de la classe[16] » – puisque ce sont eux aussi qui, parfois bien involontairement, créent sa solitude et contribuent à lui conférer ce statut d’étranger.
Ainsi, les figures de l’étranger dans le roman français contemporain s’avèrent protéiformes et, aux sens premier et second, mouvantes. A travers trois œuvres évoquant un bassin géographique commun – bien qu’il prenne des directions différentes chez L. Hassaine et A. Zeniter d’une part, ainsi que L. Slimani de l’autre – se dessinent donc des étrangéités aux aspects multiples. Si le personnage est, de manière plus conventionnelle, vu comme étranger par des groupes auxquels il n’appartient pas a priori, il se définit contre-intuitivement aussi comme tel dans son groupe d’origine. Cette multiplicité des identités donne lieu à une situation dans laquelle le sujet devient ce qu’Alfred Schütz qualifie dans L’Homme qui rentre au pays d’« étranger parmi les étrangers[17] ». Mais celui-ci semble également doublement en décalage, face à lui-même et face à son héritage, devenant tour à tour un fardeau impossible à assumer, une douleur dont on cherche à se défaire ou au contraire une réminiscence abstraite à laquelle on ne parvient qu’à accéder par des détours ou des subterfuges. L’étrangéité n’est donc pas uniquement opérante dans la sphère sociale, avec toutes les problématiques discriminatoires qu’elle pose, mais aussi dans la sphère privée et familiale. Cela permet de faire émerger, en termes d’intertextualité, une dimension éminemment tragique dans cette partie de l’espace romanesque français contemporain. Par la figure de l’étranger apparaît donc une nouvelle piste de réflexion, consistant à se demander jusqu’où le tragique et le social peuvent se retrouver liés. En des termes plus littéraires, ce motif permet en outre de poser la question de l’hybridation des genres, et de leur statut supposément figé, strictement délimité. Mais il interroge aussi la réactualisation des topoï, en resituant le tragique dans une perspective plus contemporaine, on l’a vu, et en mettant en scène de véritables odyssées, dans la quête de soi face au monde et face à son propre regard.



           






[1] Gérard Noiriel, Le Creuset français, Paris, Editions du Seuil, 1988, p. 234



[2] Alice Zeniter, L’Art de perdre, Paris, Flammarion, 2017, p. 158



[3] Ibid., p. 171



[4] Abdelmalek Sayad, La Double absence. Des Illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, préf. De Pierre Bourdieu, Paris, Editions du Seuil, 1999, p. 6



[5] Lilia Hassaine, Soleil amer, Paris, Gallimard, 2021, p. 108



[6] Ibid., p. 69



[7] Alfred Schütz, L’Etranger, Paris, Editions Allia, 2003, p. 55



[8] Leïla Slimani, Le Pays des autres, tome 1, Paris, Gallimard, 2020, p. 30



[9] Alice Zeniter, op. cit., p. 255



[10] Esther Benbassa, De l’impossibilité de devenir français, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2012, p. 83



[11] Alice Zeniter, op. cit., p. 13



[12] Lilia Hassaine, op. cit., p. 112



[13] Ibid., p. 141



[14] Leïla Slimani, op. cit., p. 91



[15] Esther Benbassa, op. cit., p.83



[16] Leïla Slimani, op. cit., pp. 91-92



[17] Alfred Schütz, L’Homme qui rentre au pays, Paris, Editions Allia, p.42