VALÉRIE MANGIN ET LA FIGURE DE L’ÉTRANGER : Fatima Seddaoui

VALÉRIE MANGIN ET LA FIGURE DE L’ÉTRANGER DANS SA  BANDE DESSINÉE  SF, LES LOTOPHAGES d’après Homère

Valérie Mangin[1]  est l’autrice des Chroniques de l’Antiquité galactique qui comptent  quatre séries  de bandes dessinées, Le Fléau des Dieux (2000), Le Dernier Troyen (2004), La guerre des Dieux (2010) et Imperator (2012). Le Dernier Troyen est le fruit d’une association avec Thierry Démarez[2]. Cet opus graphique  est  une édition intégrale de 6 tomes que dénombre la série inspirée de l’histoire d’Énée, survivant de la chute de Troie d’après L’Odyssée d’Homère et L’Énéide de Virgile qui mêle Histoire, mythologie et science-fiction.

Il y relate les origines légendaires de la Rome galactique autrement dit,  l’affrontement entre Énée, le troyen vaincu errant avec son peuple et le grec Ulysse, roi d’Ithaque, dans un univers de science-fiction spatiale et fantastique. Si, dans les poèmes antiques, troyens et achéens se perdent au même moment sur la Méditerranée mais ne se rencontrent pas, les bédéistes font ici un choix différent, dans la pure tradition des aèdes grecs.

Ainsi, d’un point de vue graphico-narratif, la figure de l’étranger apparaît dans la rencontre de l’autre quand l’équipe  fait naufrage dans une nouvelle  planète, celle des Lotophages qui est chez Homère une île où échouent Ulysse et ses hommes. Cette planète étrangère est au cœur de l’intrigue graphique dont ses habitants, carnivores de plantes se cachent derrière une fausse hospitalité qui n’est autre qu’un piège pour ses invités naufragés. La notion de l’étranger y est associée aussi au territoire, à ses us et coutumes. Comment la figure de l’étranger est-elle mise en valeur ?  D’un  point de vue iconique, quelles sont ses aspects, ses variations ?  Quelles sont ses enjeux dans l’intrigue fictionnelle ? Valérie Mangin reprend de façon libre cet épisode connu dans un  cadre spacio-stellaire qui invite le lecteur dans un monde où foisonnement toutes formes de figures étrangères.

Le tome 3, Les Lotophages objet de notre réflexion met en récit un épisode homérique d’Ulysse, celui-ci s’étant perdu  dans l’île des  Lotophages, retranscrit l’événement à l’image dans un cadre science-fictionnel. Concernant la notion de l’étranger, il convient de signaler quelques remarques avant d’étoffer notre propos. Celle-ci semble convoquer  autant la notion d’identité que la notion de l’altérité dans ses différents registres spatiaux ou sémantiques. Mais il est avant tout celui qui n’appartient, qui n’est pas considéré comme  faisant partie d’un  groupe (famille,  clan..) ou celui qui n’a rien de commun  avec un groupe identifié. Le tome 3 est une bande dessinée  de science-fiction,  un genre  qui autorise par essence  toute forme de différence. Néanmoins,  en évoquant la notion de différence, il est  aussi question de la figure de l’autre  qui est un étranger dans le récit graphique. La transposition personnelle des auteurs permet ainsi d’identifier différentes figures de l’étranger. La figure de l’étranger  y apparaît d’abord comme une thématique privilégiée, ne serait-ce que par le thème du  voyage qui y est dessiné sont décrit avec un effet d’exotisme marqué par la luxuriante végétation de la planète Oculus. Dans le  texte antique  autant la bande dessinée, il y est évoqué le  voyage d’Ulysse avec ses compagnons  qui vont à la rencontre du Lotophage, un étranger,  pour ces derniers. Dans le cadre du récit  science-fictionnel,  intergalactique et futuriste, les personnages atterrissent sur une  nouvelle planète et donc rencontre une autre civilisation avec ses habitants qui sont   étrangers. Outre cette remarque, il convient d’évoquer les mythes de l’œuvre homérique, L’Iliade et l’Odyssée qui peuvent être considérés comme des étrangers par rapport aux Lotophages.

Au pays des  Lotophages, la figure de  l’étranger : de Homère à Valérie Mangin   

L’Iliade et l’Odyssée d’Homère, compte 24 chants dont  l’objet principal est le récit d’une querelle entre  Achille  et son seigneur Agamemnon[3]. Le texte de L’Iliade et l’Odyssée d’Homère est dense, riche en péripéties, en histoires. Valérie Mangin ne retiendra  pour cette adaptation graphique libre que le passage de l’arrivée d’Énée sur l’île des Lotophages mais le récit sera transféré dans un univers intergalactique, technologique et  futuriste dont les personnages sont équipés  de lasers. Les Lotophages[4],  récit bref de 46 planches fait référence précisément  au chant XIX de L’Odyssée d ‘Homère, des vers 79 à 126[5]. Effectivement, après avoir combattu les Cicones, Ulysse et ses compagnons naviguèrent pendant neuf jours et arrivèrent le dixième jour chez les Lotophages. Ulysse envoya trois de ses compagnons en éclaireurs pour s’informer des habitants de l’île. Ils rencontrèrent les Lotophages, qui leur offrirent des fleurs de Lotus. Ces fleurs, dès qu’on les mange, font oublier pourquoi ils sont là. Ulysse et ses compagnons, voyant qu’ils ne revenaient pas, commencèrent à s’inquiéter et décidèrent d’aller chercher les trois éclaireurs qui étaient avec de belles Lotophages. Ulysse, en voyant qu’ils avaient oublié leur passé, les traîna de force jusqu’au bateau et les attacha sous les bancs avec une corde, quittèrent en hâte ce pays  de l’oubli. 

D’abord, le  récit graphique[6]  est suit : Minerve ordonne à Énée de partir à la recherche d’Ulysse le Troyen. S’il refuse, il devra subir le courroux de son bras vengeur et mourra dans les pires souffrances. Accompagné de son père, d’Andromaque enceinte et d’un équipage composé de ses soldats et de quelques troyens, il part donc pour un voyage intergalactique. De planète en planète, ils errent à la recherche d’Ulysse, jusqu’au jour où ils atterrissent sur l’une d’entre elles après qu’elle les eut happés. Tout y semble paradisiaque. Accueillante, la population locale leur offre une fête somptueuse pour leur arrivée. Énée et son équipage y dégustent un véritable festin préparé à base d’oculus, la plante nourricière de la planète.

En quelques heures, Énée remarque le changement d’attitude de ses compagnons. Dociles, ils se mettent tous au travail pour entretenir la planète, oubliant ainsi leur mission initiale. Énée et Andromaque incriminent alors la plante dont les effets seraient bien plus dévastateurs que l’apparente béatitude qu’elle procure.

À l’analyse de la  bande dessinée,  il apparaît que les dessinateurs reprennent sous forme d’un space opéra graphique les aventures d’Ulysse dont l’arrivée sur une planète inconnue est prise en charge par  Virgile qui permet au lecteur de s’introduire dans le récit de science-fiction par le biais du  dialogue en hors-champ, entre celui-ci, auteur de L’Énéide et Livie, épouse d’Auguste :  « Tu nous as raconté la chute  de Troie, Virgile  et  la terrifiante  aventure  arrivée  à   Énée sur la planète des Amazones…. Mais que lui advient-il atterri sur notre monde  pour y fonder  Rome ? ».  Cette  interrogation directe, va permettre  à Virgile d’y répondre, c’est ainsi que commence le récit science-fictionnel. Il y raconte les péripéties d’Ulysse qui sont transposées sur une planète inconnue qui se révélera être celle  de Cérès  qui engloutit et se nourrit des hommes. Les voyages amènent ces derniers à rencontrer d’autres cultures, d’autres figures étrangères et à confronter leurs propres images à  des figures autres,  à travers la découverte d’une  autre civilisation.

La découverte d’une planète et ses habitants dans le récit  graphique

Ainsi, les voyageurs arrivent dans un nouveau monde, un monde étranger, étrange aussi  car il est  inconnu. Les planches 6 à 13 constituent l’atterrissage sur la planète où  les personnages  découvrent une autre civilisation étrangère, le peuple  lotus. Pour cet épisode de la rencontre d’un  monde  étranger, dès la planche 6, il est fait usage d’un panoramique, serré et descriptif. Le vaisseau dans l’espace découvre la planète non recensée dans la carte stellaire. La planète  ronde et jaune qui brille de son  éclat est localisée,  en arrière-fond de la vignette tandis que  le vaisseau  situé en amorce de la vignette se dirige vers celle-ci.

Les 4 dernières vignettes plus ou moins verticales les unes que les autres, dans le cadre d’un champ-contrechamp constituent les propos des personnages qui déclarent d’abord dont Andromaque : « cette planète est splendide elle est recouverte par la végétation pure ! Elle a l’air paradisiaque … », suit celui de Enée : « oui mais on dirait qu’il y a quelque chose  d’autre  que des plantes à sa surface » qui suscite l’intérêt et poursuit en ces termes : « là ces grands arcs de cercle qui attirent le regard,  il doit s’agir  de constructions humaines,  il faudrait se poser ». La curiosité les poussant à  atterrir  sur cette fameuse planète. D’un point de vue stylistique, on constate l’emploi fréquent du gros plan, cadré qui permet  d’introduire la  dimension visuelle  dont le regard orienté vers la  planète  comme expression de la rencontre avec une autre civilisation différente  dans ce qu’elle véhicule. L’alternance des plans de ladite planche, cadrés d’Andromaque avec ceux des vignettes 4 panoramiques d’ensemble et  celui de la vignette  6   plus serrée du reste de l’équipage dont la planète fait l’objet d’attention traduisent  la  rencontre  avec celle-ci.   

D’ailleurs, la vignette 1, d’ensemble  qui occupe pratiquement toute la planche matérialise  l’arrivée du vaisseau sur la planète. Un grand arbre localisé en amorce de l’image, en amont une file humaine se dirige vers le vaisseau qui occupe la position centrale de ladite vignette introduisent alors la confrontation entre les deux peuples. Les deux vignettes cadrées en champ-contrechamp  permettent d’apprécier la scène. Tandis que l’équipage descend Enée, se considérant  déjà comme un étranger formule à ses acolytes : «  ces gens ont l’air contents de voir des étrangers » considérés par  les  leurs hôtes comme « des voyageurs du ciel » invités à festoyer et à se reposer. Si Énée et ses compagnons ont  des armes lasers, leurs hôtes qui semblent inoffensifs portent des colliers de fleurs  à leurs cous qui leurs offrent  des  fruits. Ce faisant,  le panoramique serré des vignettes 4 à 6 est privilégié  pour  cette scène d’hospitalité. Ainsi, vont-ils  les inviter à boire et danser toute la nuit. Pour ce faire les chromatiques ocre, rouge, orangé participent de ce phénomène ainsi que les emplois des  panoramiques qui parcourent la bande dessinée. Ceux-ci sont des hommes et des femmes, plus ou moins dénudés qui boivent et dansent  toute la nuit. Cette fête dionysiaque (en effet, ils sont ivres avant de  s’endormi)  en apparence n’est autre qu’un moyen de les endormir et de les détourner de leur projet initial, retrouver Ulysse qui s’est perdu.

Le Lotophage, un étranger par rapport aux voyageurs stellaires

Si le voyageur se sent étranger sur cette planète, le Lotophage  l’est aussi vis-à-vis de celui-ci. Comment   le lotophage, figure étrangère, par rapport  aux voyageurs stellaires, est-il dessinée ? Il à peine vêtu, voire même  est-il pratiquement nu dont les femmes portent sur leurs têtes une couronne de fleurs à l’effigie de la planète  Oculus. Il est associé à la couleur orange, ocre éclairé par la clarté de la nuit dès les vignettes de la planche 8. Pour ce faire les chromatiques participent de ce phénomène, ainsi que les emplois des  panoramiques qui parcourent la bande-dessinée. Ceux-ci sont des hommes et des femmes, plus ou moins  dénudés qui boivent et dansent  toute la nuit. Cette fête dionysiaque en apparence n’est autre qu’un moyen de les endormir et de les détourner de leur projet initial, retrouver Ulysse qui s’est perdu. Dans le cadre d’une échange court entre Énée et un des leurs, d’ailleurs dans la  dernière vignette  de la planche 9,  celui-ci interroge  son interlocuteur : Et vous qui êtes-vous ? Quel est le nom de votre planète ? De répondre, « elle s’appelle Oculus et nous sommes le peuple de lotus, grâce lui soit rendue ». La planète Oculus, par excellence représentant le regard et par métonymie celui de  Cérès, la déesse de l’agriculture, des moissons et de la fécondité. De préciser,  dans la vignette 1 de la planche10, cadrée et verticale serrée : « Lotus, c’est le fils de notre iris, incarné dans la végétation  qui couvre cette planète » donc le fils d’une fleur selon Andromaque. Lors de cette soirée, Andromaque et  ses compagnons qui boivent le lotus  finit par s’endormir, un des leurs l’a  enflammé  avec son arme  qui est sacrilège  dans la vignette centrale serrée panoramique de la planche 10. L’étranger est aussi un danseur qui occupe l’espace dans la vignette panoramique 1, de la planche 11, voire même une danseuse qui séduit Énée par ses mouvements sensuels avant de l’embrasser dans les dernières vignettes incrustées de ladite planche.  Celle-ci est  belle, porte sur sa tête une couronne de fleurs en l’honneur du lotus. On peut dire que  deux  peuples celui des voyageurs est  étranger par rapport à la terre d’accueil  et vice versa pour le peuple lotus, hospitalier en apparence. Néanmoins, cette fête dionysiaque en apparence n’est autre qu’un moyen de les endormir et de les détourner de leur projet initial, retrouver Ulysse qui s’est perdu. Le Lotophage est un personnage qui véhicule une forme d’exotisme qui le caractérise comme quelqu’un de l’ailleurs. Le personnage est dessiné de la sorte : à peine habillé, souvent  en train de  danser, il semble heureux  de vivre, de danser  et invite  les voyageurs en  ce sens.

Dans la planche 11, la danseuse est  dévêtue,  couronne de fleurs  sur sa tête, dansant devant les invités. Saisi d’abord dans une image  panoramique horizontale, est localisé au centre de l’image un groupe de Lotophages, à peine habillés qui  dansent  tandis qu’à l’arrière,  les autres assis  goûtent la fleur de lotus et apprécient aux cotés des invités voyageurs  la soirée. D’ailleurs, le rythme ternaire qui parcourt l’ensemble de la bande dessinée est utilisé dans la planche  centrale pour la monstration de la danse.  Énée  buvant du lotus est alors hypnotisé par le mouvement sensuel de la danseuse. Ce faisant, le  champ-contrechamp des vignettes 2 et 3, le cadrage serré de ces vignettes, l’usage plus serré  incrusté des vignettes 5 et 7, scénarise une  confusion, celle du  baiser  rêvé échangé avec  Énée avec la danseuse qu’il prend pour Créeuse dans les dernières vignettes de la planche 11. La danseuse, couronne sur  sa tête, enlace Énée, en bénissant le lotus.  De plus, le Lotophage est le représentant par extension de Cérès. Pour préciser, au cœur de l’intrigue graphique, il y est évoqué la présence de Cérès, par sa présence métaphorique d’abord et ensuite par sa présence physique lors du combat de celle-ci avec Minerve qui sont des divinités  étrangères aux voyageurs. Cérès, déesse des fleurs, des arbres et des plantes est abattue par Minerve en lui crevant son mauvais  illustrée par l’usage  métonymique visuel. Il y a tout un travail d’esthétisation visuelle qui repose sur la métonymie, la planète qui est en fait l’œil de Cérès. Néanmoins, face au Lotophage, un peuple ultramoderne ont Énée et ses compagnons sont vêtus de scaphandres et équipés d’armes  telles des  ultra lasers leur servent d’outils de défense contre l’ennemi.

Esthétique visuelle et  figure de l’étranger

De facto,  le traitement de la figure de l’étranger est véhiculé par une rhétorique visuelle. Il y a tout un arsenal visuel pour  mettre en exergue  la figure de l’étranger dans le récit graphique. Par le biais du regard, il est aisé de mettre en relief la figure de celui-ci. Effectivement, le personnage qui regarde  témoigne de sa présence étrangère que ce soit  du voyageur arrivant sur la planète ou inversement.

En ce sens, la bande dessinée privilégie beaucoup le  regard, les yeux  sont mis en valeur par le biais des nombreux gros plans sur les personnages comme s’ils regardaient fixement une caméra, héritage du film. Le gros plan est un repère  pour signifier la présence  de l’interlocuteur qui est en fait étranger. Le témoin visuel est un choix  audacieux qui  peut être interprété comme un moyen de communication dans la bande dessinée. De nombreux face à face des personnages,  grâce à l’usage récurrent des champ-contrechamp d’ailleurs, se réunissent dans les scènes entre étrangers et  Lotophages.

Notamment  dans la planche 16, lorsque Enée et Andromaque décident de revenir sur l’endroit où a échoué leur vaisseau. Arrivés, face celui-ci entièrement recouvert de lianes,  dans la vignette 3, une Lotophage  localisée en amorce de l’image, les interpelle : « grâce au lotus  jamais  personne n’a pu  redécoller d’Oculus, apprend-t-elle à ces derniers. D’abord, Andromaque se tourne regard orienté vers elle. Ensuite, dans la vignette 4 d’ensemble scénarisant Enée et Andromaque se retournant vers celle-ci qui poursuit : « d’ailleurs personne ne veut quitter Lotus de toute façon »,  comprennent-t-ils qu’ils sont piégés. Pour cet épisode, l’usage  du gros plan est privilégié. Les vignettes respectives 6 et 8 de ladite planche traduisent les expressions véhiculées  de surprise d’Andromaque et Énée. D’ailleurs, plus tôt, dans la planche 15, la vignette centrale 5 à la fois  serrée, panoramique à valeur descriptive est un gros plan d’Énée  croyant voir Ulysse dans la forêt. Le regard, permet au personnage de découvre une  nature  environnante qui se métamorphose et qui  prend vie. De nombreuses planches 15 et 16 ; 22 à 24,  dernière vignette de la planche 30,  parmi d’autres ont pour objet cette végétation luxuriante exotique, présente par sa chromatique verte.  

La nature  étrangère de cette planète est  caractérisée par sa beauté,  ainsi, la planche 24  illustre-telle notre propos. La vignette 1 panoramique est un plan d’ensemble qui scénarise l’entrée des  voyageurs dans la forêt, visibles  à l’arrière-fond de la vignette. Un tronc d’arbre localisé en amorce de l’image, aux alentours s’étendent ici et là des  grosses lianes telles des bras,  parsemés par des pans de  lumière qui ajoutent une certaine magnificence à cet espace.

Les vignettes suivantes vont aussi en ce sens, les vignettes 2,  4 et 6  plus ou moins  cadrées les unes que les et à échelle variée  montrent constituent l’espace environnant  végétal  de la jungle  dont des fleurs de  couleur violette  parcourent leur trajet. Fatigués et enivrés « par  le parfum de ces belles fleurs » selon les propos d’une  des personnages. Mais, la beauté du paysage et la vivacité de la population ne sont qu’apparence. Animée, elle  prend vie à travers les arbres qui sont personnifiés avec leurs grandes orbites et leurs grandes branches. De facto, le montage  fait alterner ladite planche 24 avec  la planche 25  qui dévoile cette  même nature  hostile et  malveillante à l’égard des Lotophages  la séquence qui comprend les planches 25 à 30, 32 et 33,  35 à 39, 41 à 46 procèdent à l’identique. Regardons à présent,  comme elle procède pour marquer le caractère hostile  de cette nature  contre laquelle Énée, étranger doit  se battre. Poursuivons dans  la planche  26, la vignette serrée panoramique  montre ledit espace de nuit où  les fleurs de lotus  scintillent comme des lumières naturelles. Néanmoins, dès les vignettes suivantes  3 à 5 tout bascule. Le  cadrage serré de celles-ci, le rythme quaternaire employé, l’usage du champ-contrechamp valident la rapidité avec laquelle la scène tourne au pugilat entre les personnages dont la vignette centrale, descriptive et   panoramique valorise la violence du  combat  entre les personnages troyens  dû à l’enivrement  des fleurs de de lotus qui les poussent  à se battre  entre eux. S’ensuit, la perte d’un des leurs  qui les poussent à revenir sur leur chemin où il le retrouve enseveli par des lianes. En ouvrant le feu contre celles-ci, les branches se mettent alors à bouger, se jettent  sur eux  pour les manger. Ce faisant,  afin de mettre en exergue son  hostilité, la bédéiste fait un usage du décadrage des vignettes qui parcourt  d’ailleurs certaines planches de la bande dessinée. L’arbre possède un œil qu’elle dessine en arrière-fond de ladite planche déstructurée qui s’imprègnent désormais des  couleurs variées entre   le rouge, l’orangé, le violet et le noir  pour signifier la violence des combats entre l’étranger et le Lotophage,  qui n’est pas humain mais végétal.

La stylistique visuelle repose sur le choix des métaphorisations ou des métonymies. La planète Oculus, par excellence représentant le regard et par métonymie celui de  Cérès, la déesse de l’agriculture, des moissons et de la fécondité est aussi employé dans la planche 31 où  est dessiné un tunnel de fleurs de Lotus qui mène à un cimetière de cadavres humains.

La nature est représentée par l’iris qui exerce un pouvoir  fascinant  sur  les personnages. Ainsi, la clairière est la tour  de l’iris  de son œil qui est en fait  le cœur  carnivore du Lotus mise en exergue par des figures rhétoriques visuelles comme la métonymie ou l’hyperbole. Après la mort  minérale sur la planète amazone, c’est la mort du végétal, à travers  le combat des dieux, celui de Cérès  contre Minerve (planche 44) sur la planète Oculus. Ainsi,  dans la planche 33, la clairière est la tour  de l’iris  de son œil qui est en fait  le cœur  carnivore du Lotus qui sera  tué par la déesse Minerve  dans les planches 41 à 44 incluse. Plus précisément, la planche 42  déstructurée  a pour objet ce combat des divinités. Minerve tue Cérès, en lui crevant son œil. Par métonymie, les vignettes  7 de la planche  44 et la vignette 1 de la planche 45, scénarise  d’abord l’épée dans œil de Cérès et ensuite  celle dans la planète Oculus  qui  résultent la libération d’ Enée et d’Andromaque et  le retour d’Ulysse vivant, observable dans la vignette d’ensemble cadrée de la planche  47 qui poursuivent  leur voyage dans l’espace stellaire. 

 

En guise de conclusion, la présence de la  figure de l’étranger spécifique au genre SF  n’est pas surprenante. Repris par Valérie Mangin, Les Lotophages, épisode homérique met en scène  ce motif iconique  qu’est  l’étranger à travers ses pluralités. Énée, Andromaque et ses compagnons troyens en tant que voyageurs stellaires  sont des  étrangers vis-à-vis de la planète d’accueil qu’est Oculus. Et inversement, son habitant, le lotus  est aussi  une figure  étrangère par rapport à ces derniers. Valérie Mangin a su explorer ce motif à bon escient tout en soulignant sa singularité dans sa  variété, notamment par extension l’ hostilité d’une nature représentée par Cérès, évincée par Minerve. C’est une œuvre graphique  de science-fiction à la fois  futuriste  et tragique valorisée par sa puissance  à la fois tragique et poétique  qui repose sur une  esthétisation visuelle de l’étranger que l’on retrouve aussi dans l’aventure du tome 4, Carthago, un autre épisode célèbre et fidèle de L’Énéide virgilien.

Références bibliographiques

Barthes, Roland, (1970), Mythologies, Seuil, Paris.

Kristeva, Julia (1988),  Étrangers à nous-mêmes Fayard, Paris.

Le  Blanc, Guillaume, (2011),  Dedans, dehors. La condition d’étranger, Seuil, Paris.

Mangin, Valérie, Bajram Denis, (2000), Le Fléau des Dieux, Soleil Quadrants, Toulon.

– ;  (2004), Le dernier Troyen, Soleil Productions, Toulon.

– ; L’Énéide dans les étoiles, interview donnée le 29 Janvier 2020. Document électronique consultable à : https: //eduscol.education.fr/odysseum/leneide-dans-les-etoiles-interview-de-valerie-mangin, Page consultée le 1er avril 2021.

Peeters, Benoît, (2010), Lire la bande dessinée,  Champs arts. 

Ricoeur, Paul (1990), Soi-même comme un autre, Seuil, Paris.  

– ; (2006), La condition d’étranger In Esprit, n° 323, pp. 264-275.

Scapin, Mathieu, Soler Matthieu, (2015), « Le dernier Troyen » de Valérie Mangin et Thierry Démarez, Mythes en mouvement, réinventer la fondation de Rome dans la Bande dessinée de science-fiction dessinée historique » in Gallego J., (éd.), Premier cycle, l’Antiquité, PUPPA, coll. « Archaia », Pau.


[1]Bédéiste, elle a  soutenu  une thèse d’histoire des institutions de l’époque moderne : La Grande Chancellerie de France sous Louis XVI. Celle-ci lui donne le titre d’archiviste-paléographe. En 2000, elle a  réalisé le scénario d’une nouvelle série de science-fiction chez Soleil, Le Fléau des dieux dont le premier des six tomes est sorti en Janvier 2001. Avec cette série, elle a publié  depuis  2004, Les Chroniques de l’Antiquité galactique  qui comprend Le Fléau des Dieux, Le Dernier Troyen,  La Guerre des dieux et Imperator.

[2]Décorateur à la Comédie française, il est aussi coloriste, illustrateur et dessinateur de bandes dessinées. Sa carrière dans la bande dessinée à proprement parler démarre grâce aux fanzines (Style BD, Le Goinfre) où il rencontre notamment Denis Bajram. En 2002, il réalise son premier album chez Soleil, le Continent Premier, sur un scénario de Jean-Christophe Derrien. Quelques mois plus tard, la rencontre avec Valérie Mangin donne naissance à la nouvelle série dans la collection Chroniques de l’Antiquité galactique, Le Dernier Troyen.

[3]Achille décide de ne plus combattre sachant que son retrait  entraînera une suite de défaites pour  les Achéens. Il ne reviendra au combat que lorsqu’il  verra  les ennemis à l’intérieur  du camp, en train de brûler  les nefs. Ainsi, encadrés solidement  par le chant I qui constitue la querelle 611 vers, et les Chants 23 et 24 (la conclusion : 1701 vers, aussitôt après le retour  d’Achille  et sa victoire), s’étalent les 13000 vers de lutte qui, pendant cinq journées seulement, font ruisseler  de sang  la plaine de Troie. L’odyssée est  une épopée qui compte 24  chants, on a coutume de dire  que l’odyssée raconte  le retour  d’Ulysse  après la chute de Troie. L’action pour l’essentiel se joue à Ithaque même, tout au début (chant I et  II, avec la fin du chant V)  et surtout  d’un bout à l’autre de la seconde  moitié du texte (chants XIII à XXIV). Les voyages d’Ulysse n’occupent que les chants V à XII. Le sujet de l’odyssée, de par  la volonté  de son auteur  n’est pas le déroulement des course errante d’ Ulysse  revenant de Troie mais le rétablissement  de sa suprématie  à Ithaque  par l’élimination des  prétendants.  Il s’agit  d’un drame personnel d’Ulysse  qui rentre au logis et  peine  pour redevenir  le maître.

[4]Les Lotophages appartient à l’ensemble des séries formant un cycle baptisé, Chroniques de l’Antiquité galactique. Je rappelle les titres des autres tomes qui s’inspirent là encore de l’œuvre  homérique,  Tome 1 : Le Cheval de Troie (2004) inspirée de l’Odyssée d’Homère), Tome 2 : La Reine des Amazones (2004), Tome 3 : Les Lotophages  (2005), Tome 4 : Carthago (2006), Tome 5 : Au-delà du Styx (2007), Tome 6 : Rome (Novembre 2008). De façon générale, cette série s’appuie sur une dimension mythique très développée dans un cadre de science-fiction : les récits et les voyages de  L’Iliade et l’Odyssée et d’Homère et de L’Énéide de Virgile.

[5] De là,  je fus  pendant neuf jours  par des vents  de mort  emporté  sur la mer ;  et puis le dixième nous marchâmes sur la terre des  Lotophages, dont la nourriture  est nourriture végétale. Marchant alors sur le rivage, nous puisâmes de l’eau, et mes compagnon aussitôt de prendre leur repas près des nefs rapides. Quand  nous eûmes absorbés aliments et boisson, je dépêchai  des compagnons qui devaient aller  s’informer  de quels mangeurs de pain étaient sur leur pays. J’en avais choisi deux, et,  pour faire le troisième  et marcher  avec eux, je leur donnai la compagnie d’un héraut  mais ils partirent aussitôt  et frayèrent avec les Lotophages. Les Lotophages ne songèrent pas à perdre nos compagnons, non :  ils leur donnèrent du lotus à manger. Qui d’entre eux mangeait le fruit du lotus, délicieux comme le miel, ne consentait plus  à revenir  pour faire son rapport. Ils voulaient  rester sur place à croquer le lotus, parmi les Lotophages, dans l’oubli  du retour.  J’employai la contrainte et les menai en pleurs sur les nefs et, au creux  des nefs, je les tirai sous les bancs, où je les attachai. Quant aux autres, des compagnons très chers, je leur donner l’ordre de foncer  sur  les prompts nerfs pour éviter absolument  que l’un d’eux mangeât  le lotus  et oubliât  de revenir. Ils s’embarquèrent aussitôt, s’assirent aux tolets, et, s’asseyant en ligne, de leurs rames ils frappèrent la mer blanchissante ».

[6]  Ainsi, peut-on  identifier les sept épisodes  principaux  de la bande dessinée qui sont les suivants : Planche 1, La prise  en charge du récit des aventures d’Énée par Virgile qui s’adresse à Livie qu’on ne voit pas.  Les planches 4 et 5 : Les ordres divins de Mars  adressés à Énée  pour  aller chercher  Ulysse. Les planches 6 à 13: Atterrissage sur la planète, les personnages goûtent au lotus,  les bienfaits du lotus sur le père d’Énée qui a rajeuni. Les planches 14 à 39 : Ils repartent à la recherche du  vaisseau pris dans les lianes de la forêt,  les effets néfaste du lotus avec les hallucinations. Les planches 35 à 40 : Les combats avec  les Lotophages, habitants du lotus. Les planches 41 à 45 : Intervention de Minerve qui tue Cérès. Dernière planche 46, retour au récit cadre de Virgile  avec Livie et  moralité de la tragédie.

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