VALÉRIE MANGIN ET LA FIGURE DE L’ÉTRANGER : Fatima Seddaoui
[2]. Cet opus graphique est une édition intégrale de 6 tomes que dénombre la série inspirée de l’histoire d’Énée, survivant de la chute de Troie d’après L’Odyssée d’Homère et L’Énéide de Virgile qui mêle Histoire, mythologie et science-fiction.
Il y relate les origines légendaires de la Rome galactique autrement dit, l’affrontement entre Énée, le troyen vaincu errant avec son peuple et le grec Ulysse, roi d’Ithaque, dans un univers de science-fiction spatiale et fantastique. Si, dans les poèmes antiques, troyens et achéens se perdent au même moment sur la Méditerranée mais ne se rencontrent pas, les bédéistes font ici un choix différent, dans la pure tradition des aèdes grecs.
Ainsi, d’un point de vue graphico-narratif, la figure de l’étranger apparaît dans la rencontre de l’autre quand l’équipe fait naufrage dans une nouvelle planète, celle des Lotophages qui est chez Homère une île où échouent Ulysse et ses hommes. Cette planète étrangère est au cœur de l’intrigue graphique dont ses habitants, carnivores de plantes se cachent derrière une fausse hospitalité qui n’est autre qu’un piège pour ses invités naufragés. La notion de l’étranger y est associée aussi au territoire, à ses us et coutumes. Comment la figure de l’étranger est-elle mise en valeur ? D’un point de vue iconique, quelles sont ses aspects, ses variations ? Quelles sont ses enjeux dans l’intrigue fictionnelle ? Valérie Mangin reprend de façon libre cet épisode connu dans un cadre spacio-stellaire qui invite le lecteur dans un monde où foisonnement toutes formes de figures étrangères.
Le tome 3, Les Lotophages objet de notre réflexion met en récit un épisode homérique d’Ulysse, celui-ci s’étant perdu dans l’île des Lotophages, retranscrit l’événement à l’image dans un cadre science-fictionnel. Concernant la notion de l’étranger, il convient de signaler quelques remarques avant d’étoffer notre propos. Celle-ci semble convoquer autant la notion d’identité que la notion de l’altérité dans ses différents registres spatiaux ou sémantiques. Mais il est avant tout celui qui n’appartient, qui n’est pas considéré comme faisant partie d’un groupe (famille, clan..) ou celui qui n’a rien de commun avec un groupe identifié. Le tome 3 est une bande dessinée de science-fiction, un genre qui autorise par essence toute forme de différence. Néanmoins, en évoquant la notion de différence, il est aussi question de la figure de l’autre qui est un étranger dans le récit graphique. La transposition personnelle des auteurs permet ainsi d’identifier différentes figures de l’étranger. La figure de l’étranger y apparaît d’abord comme une thématique privilégiée, ne serait-ce que par le thème du voyage qui y est dessiné sont décrit avec un effet d’exotisme marqué par la luxuriante végétation de la planète Oculus. Dans le texte antique autant la bande dessinée, il y est évoqué le voyage d’Ulysse avec ses compagnons qui vont à la rencontre du Lotophage, un étranger, pour ces derniers. Dans le cadre du récit science-fictionnel, intergalactique et futuriste, les personnages atterrissent sur une nouvelle planète et donc rencontre une autre civilisation avec ses habitants qui sont étrangers. Outre cette remarque, il convient d’évoquer les mythes de l’œuvre homérique, L’Iliade et l’Odyssée qui peuvent être considérés comme des étrangers par rapport aux Lotophages.
Au pays des Lotophages, la figure de l’étranger : de Homère à Valérie Mangin
[3]. Le texte de L’Iliade et l’Odyssée d’Homère est dense, riche en péripéties, en histoires. Valérie Mangin ne retiendra pour cette adaptation graphique libre que le passage de l’arrivée d’Énée sur l’île des Lotophages mais le récit sera transféré dans un univers intergalactique, technologique et futuriste dont les personnages sont équipés de lasers. Les Lotophages[4], récit bref de 46 planches fait référence précisément au chant XIX de L’Odyssée d ‘Homère, des vers 79 à 126[5]. Effectivement, après avoir combattu les Cicones, Ulysse et ses compagnons naviguèrent pendant neuf jours et arrivèrent le dixième jour chez les Lotophages. Ulysse envoya trois de ses compagnons en éclaireurs pour s’informer des habitants de l’île. Ils rencontrèrent les Lotophages, qui leur offrirent des fleurs de Lotus. Ces fleurs, dès qu’on les mange, font oublier pourquoi ils sont là. Ulysse et ses compagnons, voyant qu’ils ne revenaient pas, commencèrent à s’inquiéter et décidèrent d’aller chercher les trois éclaireurs qui étaient avec de belles Lotophages. Ulysse, en voyant qu’ils avaient oublié leur passé, les traîna de force jusqu’au bateau et les attacha sous les bancs avec une corde, quittèrent en hâte ce pays de l’oubli.
D’abord, le récit graphique[6] est suit : Minerve ordonne à Énée de partir à la recherche d’Ulysse le Troyen. S’il refuse, il devra subir le courroux de son bras vengeur et mourra dans les pires souffrances. Accompagné de son père, d’Andromaque enceinte et d’un équipage composé de ses soldats et de quelques troyens, il part donc pour un voyage intergalactique. De planète en planète, ils errent à la recherche d’Ulysse, jusqu’au jour où ils atterrissent sur l’une d’entre elles après qu’elle les eut happés. Tout y semble paradisiaque. Accueillante, la population locale leur offre une fête somptueuse pour leur arrivée. Énée et son équipage y dégustent un véritable festin préparé à base d’oculus, la plante nourricière de la planète.
En quelques heures, Énée remarque le changement d’attitude de ses compagnons. Dociles, ils se mettent tous au travail pour entretenir la planète, oubliant ainsi leur mission initiale. Énée et Andromaque incriminent alors la plante dont les effets seraient bien plus dévastateurs que l’apparente béatitude qu’elle procure.
La découverte d’une planète et ses habitants dans le récit graphique
Ainsi, les voyageurs arrivent dans un nouveau monde, un monde étranger, étrange aussi car il est inconnu. Les planches 6 à 13 constituent l’atterrissage sur la planète où les personnages découvrent une autre civilisation étrangère, le peuple lotus. Pour cet épisode de la rencontre d’un monde étranger, dès la planche 6, il est fait usage d’un panoramique, serré et descriptif. Le vaisseau dans l’espace découvre la planète non recensée dans la carte stellaire. La planète ronde et jaune qui brille de son éclat est localisée, en arrière-fond de la vignette tandis que le vaisseau situé en amorce de la vignette se dirige vers celle-ci.
Les 4 dernières vignettes plus ou moins verticales les unes que les autres, dans le cadre d’un champ-contrechamp constituent les propos des personnages qui déclarent d’abord dont Andromaque : « cette planète est splendide elle est recouverte par la végétation pure ! Elle a l’air paradisiaque … », suit celui de Enée : « oui mais on dirait qu’il y a quelque chose d’autre que des plantes à sa surface » qui suscite l’intérêt et poursuit en ces termes : « là ces grands arcs de cercle qui attirent le regard, il doit s’agir de constructions humaines, il faudrait se poser ». La curiosité les poussant à atterrir sur cette fameuse planète. D’un point de vue stylistique, on constate l’emploi fréquent du gros plan, cadré qui permet d’introduire la dimension visuelle dont le regard orienté vers la planète comme expression de la rencontre avec une autre civilisation différente dans ce qu’elle véhicule. L’alternance des plans de ladite planche, cadrés d’Andromaque avec ceux des vignettes 4 panoramiques d’ensemble et celui de la vignette 6 plus serrée du reste de l’équipage dont la planète fait l’objet d’attention traduisent la rencontre avec celle-ci.
D’ailleurs, la vignette 1, d’ensemble qui occupe pratiquement toute la planche matérialise l’arrivée du vaisseau sur la planète. Un grand arbre localisé en amorce de l’image, en amont une file humaine se dirige vers le vaisseau qui occupe la position centrale de ladite vignette introduisent alors la confrontation entre les deux peuples. Les deux vignettes cadrées en champ-contrechamp permettent d’apprécier la scène. Tandis que l’équipage descend Enée, se considérant déjà comme un étranger formule à ses acolytes : « ces gens ont l’air contents de voir des étrangers » considérés par les leurs hôtes comme « des voyageurs du ciel » invités à festoyer et à se reposer. Si Énée et ses compagnons ont des armes lasers, leurs hôtes qui semblent inoffensifs portent des colliers de fleurs à leurs cous qui leurs offrent des fruits. Ce faisant, le panoramique serré des vignettes 4 à 6 est privilégié pour cette scène d’hospitalité. Ainsi, vont-ils les inviter à boire et danser toute la nuit. Pour ce faire les chromatiques ocre, rouge, orangé participent de ce phénomène ainsi que les emplois des panoramiques qui parcourent la bande dessinée. Ceux-ci sont des hommes et des femmes, plus ou moins dénudés qui boivent et dansent toute la nuit. Cette fête dionysiaque (en effet, ils sont ivres avant de s’endormi) en apparence n’est autre qu’un moyen de les endormir et de les détourner de leur projet initial, retrouver Ulysse qui s’est perdu.
Le Lotophage, un étranger par rapport aux voyageurs stellaires
Esthétique visuelle et figure de l’étranger
De facto, le traitement de la figure de l’étranger est véhiculé par une rhétorique visuelle. Il y a tout un arsenal visuel pour mettre en exergue la figure de l’étranger dans le récit graphique. Par le biais du regard, il est aisé de mettre en relief la figure de celui-ci. Effectivement, le personnage qui regarde témoigne de sa présence étrangère que ce soit du voyageur arrivant sur la planète ou inversement.
La nature étrangère de cette planète est caractérisée par sa beauté, ainsi, la planche 24 illustre-telle notre propos. La vignette 1 panoramique est un plan d’ensemble qui scénarise l’entrée des voyageurs dans la forêt, visibles à l’arrière-fond de la vignette. Un tronc d’arbre localisé en amorce de l’image, aux alentours s’étendent ici et là des grosses lianes telles des bras, parsemés par des pans de lumière qui ajoutent une certaine magnificence à cet espace.
Les vignettes suivantes vont aussi en ce sens, les vignettes 2, 4 et 6 plus ou moins cadrées les unes que les et à échelle variée montrent constituent l’espace environnant végétal de la jungle dont des fleurs de couleur violette parcourent leur trajet. Fatigués et enivrés « par le parfum de ces belles fleurs » selon les propos d’une des personnages. Mais, la beauté du paysage et la vivacité de la population ne sont qu’apparence. Animée, elle prend vie à travers les arbres qui sont personnifiés avec leurs grandes orbites et leurs grandes branches. De facto, le montage fait alterner ladite planche 24 avec la planche 25 qui dévoile cette même nature hostile et malveillante à l’égard des Lotophages la séquence qui comprend les planches 25 à 30, 32 et 33, 35 à 39, 41 à 46 procèdent à l’identique. Regardons à présent, comme elle procède pour marquer le caractère hostile de cette nature contre laquelle Énée, étranger doit se battre. Poursuivons dans la planche 26, la vignette serrée panoramique montre ledit espace de nuit où les fleurs de lotus scintillent comme des lumières naturelles. Néanmoins, dès les vignettes suivantes 3 à 5 tout bascule. Le cadrage serré de celles-ci, le rythme quaternaire employé, l’usage du champ-contrechamp valident la rapidité avec laquelle la scène tourne au pugilat entre les personnages dont la vignette centrale, descriptive et panoramique valorise la violence du combat entre les personnages troyens dû à l’enivrement des fleurs de de lotus qui les poussent à se battre entre eux. S’ensuit, la perte d’un des leurs qui les poussent à revenir sur leur chemin où il le retrouve enseveli par des lianes. En ouvrant le feu contre celles-ci, les branches se mettent alors à bouger, se jettent sur eux pour les manger. Ce faisant, afin de mettre en exergue son hostilité, la bédéiste fait un usage du décadrage des vignettes qui parcourt d’ailleurs certaines planches de la bande dessinée. L’arbre possède un œil qu’elle dessine en arrière-fond de ladite planche déstructurée qui s’imprègnent désormais des couleurs variées entre le rouge, l’orangé, le violet et le noir pour signifier la violence des combats entre l’étranger et le Lotophage, qui n’est pas humain mais végétal.
Références bibliographiques
Barthes, Roland, (1970), Mythologies, Seuil, Paris.
Kristeva, Julia (1988), Étrangers à nous-mêmes Fayard, Paris.
Le Blanc, Guillaume, (2011), Dedans, dehors. La condition d’étranger, Seuil, Paris.
Mangin, Valérie, Bajram Denis, (2000), Le Fléau des Dieux, Soleil Quadrants, Toulon.
https: //eduscol.education.fr/odysseum/leneide-dans-les-etoiles-interview-de-valerie-mangin, Page consultée le 1er avril 2021.
Peeters, Benoît, (2010), Lire la bande dessinée, Champs arts.
Ricoeur, Paul (1990), Soi-même comme un autre, Seuil, Paris.
Scapin, Mathieu, Soler Matthieu, (2015), « Le dernier Troyen » de Valérie Mangin et Thierry Démarez, Mythes en mouvement, réinventer la fondation de Rome dans la Bande dessinée de science-fiction dessinée historique » in Gallego J., (éd.), Premier cycle, l’Antiquité, PUPPA, coll. « Archaia », Pau.