VALÉRIE MANGIN ET LA FIGURE DE L’ÉTRANGER DANS SA BANDE DESSINÉE SF, LES LOTOPHAGES d’après Homère
Valérie Mangin[1] est l’autrice des Chroniques de l’Antiquité galactique qui comptent quatre séries de bandes dessinées, Le Fléau des Dieux (2000), Le Dernier Troyen (2004), La guerre des Dieux (2010) et Imperator (2012). Le Dernier Troyen est le fruit d’une association avec Thierry Démarez[2]. Cet opus graphique est une édition intégrale de 6 tomes que dénombre la série inspirée de l’histoire d’Énée, survivant de la chute de Troie d’après L’Odyssée d’Homère et L’Énéide de Virgile qui mêle Histoire, mythologie et science-fiction.
Il y relate les origines légendaires de la Rome galactique autrement dit, l’affrontement entre Énée, le troyen vaincu errant avec son peuple et le grec Ulysse, roi d’Ithaque, dans un univers de science-fiction spatiale et fantastique. Si, dans les poèmes antiques, troyens et achéens se perdent au même moment sur la Méditerranée mais ne se rencontrent pas, les bédéistes font ici un choix différent, dans la pure tradition des aèdes grecs.
Ainsi, d’un point de vue graphico-narratif, la figure de l’étranger apparaît dans la rencontre de l’autre quand l’équipe fait naufrage dans une nouvelle planète, celle des Lotophages qui est chez Homère une île où échouent Ulysse et ses hommes. Cette planète étrangère est au cœur de l’intrigue graphique dont ses habitants, carnivores de plantes se cachent derrière une fausse hospitalité qui n’est autre qu’un piège pour ses invités naufragés. La notion de l’étranger y est associée aussi au territoire, à ses us et coutumes. Comment la figure de l’étranger est-elle mise en valeur ? D’un point de vue iconique, quelles sont ses aspects, ses variations ? Quelles sont ses enjeux dans l’intrigue fictionnelle ? Valérie Mangin reprend de façon libre cet épisode connu dans un cadre spacio-stellaire qui invite le lecteur dans un monde où foisonnement toutes formes de figures étrangères.
Le tome 3, Les Lotophages objet de notre réflexion met en récit un épisode homérique d’Ulysse, celui-ci s’étant perdu dans l’île des Lotophages, retranscrit l’événement à l’image dans un cadre science-fictionnel. Concernant la notion de l’étranger, il convient de signaler quelques remarques avant d’étoffer notre propos. Celle-ci semble convoquer autant la notion d’identité que la notion de l’altérité dans ses différents registres spatiaux ou sémantiques. Mais il est avant tout celui qui n’appartient, qui n’est pas considéré comme faisant partie d’un groupe (famille, clan..) ou celui qui n’a rien de commun avec un groupe identifié. Le tome 3 est une bande dessinée de science-fiction, un genre qui autorise par essence toute forme de différence. Néanmoins, en évoquant la notion de différence, il est aussi question de la figure de l’autre qui est un étranger dans le récit graphique. La transposition personnelle des auteurs permet ainsi d’identifier différentes figures de l’étranger. La figure de l’étranger y apparaît d’abord comme une thématique privilégiée, ne serait-ce que par le thème du voyage qui y est dessiné sont décrit avec un effet d’exotisme marqué par la luxuriante végétation de la planète Oculus. Dans le texte antique autant la bande dessinée, il y est évoqué le voyage d’Ulysse avec ses compagnons qui vont à la rencontre du Lotophage, un étranger, pour ces derniers. Dans le cadre du récit science-fictionnel, intergalactique et futuriste, les personnages atterrissent sur une nouvelle planète et donc rencontre une autre civilisation avec ses habitants qui sont étrangers. Outre cette remarque, il convient d’évoquer les mythes de l’œuvre homérique, L’Iliade et l’Odyssée qui peuvent être considérés comme des étrangers par rapport aux Lotophages.
Au pays des Lotophages, la figure de l’étranger : de Homère à Valérie Mangin
L’Iliade et l’Odyssée d’Homère, compte 24 chants dont l’objet principal est le récit d’une querelle entre Achille et son seigneur Agamemnon[3]. Le texte de L’Iliade et l’Odyssée d’Homère est dense, riche en péripéties, en histoires. Valérie Mangin ne retiendra pour cette adaptation graphique libre que le passage de l’arrivée d’Énée sur l’île des Lotophages mais le récit sera transféré dans un univers intergalactique, technologique et futuriste dont les personnages sont équipés de lasers. Les Lotophages[4], récit bref de 46 planches fait référence précisément au chant XIX de L’Odyssée d ‘Homère, des vers 79 à 126[5]. Effectivement, après avoir combattu les Cicones, Ulysse et ses compagnons naviguèrent pendant neuf jours et arrivèrent le dixième jour chez les Lotophages. Ulysse envoya trois de ses compagnons en éclaireurs pour s’informer des habitants de l’île. Ils rencontrèrent les Lotophages, qui leur offrirent des fleurs de Lotus. Ces fleurs, dès qu’on les mange, font oublier pourquoi ils sont là. Ulysse et ses compagnons, voyant qu’ils ne revenaient pas, commencèrent à s’inquiéter et décidèrent d’aller chercher les trois éclaireurs qui étaient avec de belles Lotophages. Ulysse, en voyant qu’ils avaient oublié leur passé, les traîna de force jusqu’au bateau et les attacha sous les bancs avec une corde, quittèrent en hâte ce pays de l’oubli.
D’abord, le récit graphique[6] est suit : Minerve ordonne à Énée de partir à la recherche d’Ulysse le Troyen. S’il refuse, il devra subir le courroux de son bras vengeur et mourra dans les pires souffrances. Accompagné de son père, d’Andromaque enceinte et d’un équipage composé de ses soldats et de quelques troyens, il part donc pour un voyage intergalactique. De planète en planète, ils errent à la recherche d’Ulysse, jusqu’au jour où ils atterrissent sur l’une d’entre elles après qu’elle les eut happés. Tout y semble paradisiaque. Accueillante, la population locale leur offre une fête somptueuse pour leur arrivée. Énée et son équipage y dégustent un véritable festin préparé à base d’oculus, la plante nourricière de la planète.
En quelques heures, Énée remarque le changement d’attitude de ses compagnons. Dociles, ils se mettent tous au travail pour entretenir la planète, oubliant ainsi leur mission initiale. Énée et Andromaque incriminent alors la plante dont les effets seraient bien plus dévastateurs que l’apparente béatitude qu’elle procure.
À l’analyse de la bande dessinée, il apparaît que les dessinateurs reprennent sous forme d’un space opéra graphique les aventures d’Ulysse dont l’arrivée sur une planète inconnue est prise en charge par Virgile qui permet au lecteur de s’introduire dans le récit de science-fiction par le biais du dialogue en hors-champ, entre celui-ci, auteur de L’Énéide et Livie, épouse d’Auguste : « Tu nous as raconté la chute de Troie, Virgile et la terrifiante aventure arrivée à Énée sur la planète des Amazones…. Mais que lui advient-il atterri sur notre monde pour y fonder Rome ? ». Cette interrogation directe, va permettre à Virgile d’y répondre, c’est ainsi que commence le récit science-fictionnel. Il y raconte les péripéties d’Ulysse qui sont transposées sur une planète inconnue qui se révélera être celle de Cérès qui engloutit et se nourrit des hommes. Les voyages amènent ces derniers à rencontrer d’autres cultures, d’autres figures étrangères et à confronter leurs propres images à des figures autres, à travers la découverte d’une autre civilisation.
La découverte d’une planète et ses habitants dans le récit graphique
Ainsi, les voyageurs arrivent dans un nouveau monde, un monde étranger, étrange aussi car il est inconnu. Les planches 6 à 13 constituent l’atterrissage sur la planète où les personnages découvrent une autre civilisation étrangère, le peuple lotus. Pour cet épisode de la rencontre d’un monde étranger, dès la planche 6, il est fait usage d’un panoramique, serré et descriptif. Le vaisseau dans l’espace découvre la planète non recensée dans la carte stellaire. La planète ronde et jaune qui brille de son éclat est localisée, en arrière-fond de la vignette tandis que le vaisseau situé en amorce de la vignette se dirige vers celle-ci.
Les 4 dernières vignettes plus ou moins verticales les unes que les autres, dans le cadre d’un champ-contrechamp constituent les propos des personnages qui déclarent d’abord dont Andromaque : « cette planète est splendide elle est recouverte par la végétation pure ! Elle a l’air paradisiaque … », suit celui de Enée : « oui mais on dirait qu’il y a quelque chose d’autre que des plantes à sa surface » qui suscite l’intérêt et poursuit en ces termes : « là ces grands arcs de cercle qui attirent le regard, il doit s’agir de constructions humaines, il faudrait se poser ». La curiosité les poussant à atterrir sur cette fameuse planète. D’un point de vue stylistique, on constate l’emploi fréquent du gros plan, cadré qui permet d’introduire la dimension visuelle dont le regard orienté vers la planète comme expression de la rencontre avec une autre civilisation différente dans ce qu’elle véhicule. L’alternance des plans de ladite planche, cadrés d’Andromaque avec ceux des vignettes 4 panoramiques d’ensemble et celui de la vignette 6 plus serrée du reste de l’équipage dont la planète fait l’objet d’attention traduisent la rencontre avec celle-ci.
D’ailleurs, la vignette 1, d’ensemble qui occupe pratiquement toute la planche matérialise l’arrivée du vaisseau sur la planète. Un grand arbre localisé en amorce de l’image, en amont une file humaine se dirige vers le vaisseau qui occupe la position centrale de ladite vignette introduisent alors la confrontation entre les deux peuples. Les deux vignettes cadrées en champ-contrechamp permettent d’apprécier la scène. Tandis que l’équipage descend Enée, se considérant déjà comme un étranger formule à ses acolytes : « ces gens ont l’air contents de voir des étrangers » considérés par les leurs hôtes comme « des voyageurs du ciel » invités à festoyer et à se reposer. Si Énée et ses compagnons ont des armes lasers, leurs hôtes qui semblent inoffensifs portent des colliers de fleurs à leurs cous qui leurs offrent des fruits. Ce faisant, le panoramique serré des vignettes 4 à 6 est privilégié pour cette scène d’hospitalité. Ainsi, vont-ils les inviter à boire et danser toute la nuit. Pour ce faire les chromatiques ocre, rouge, orangé participent de ce phénomène ainsi que les emplois des panoramiques qui parcourent la bande dessinée. Ceux-ci sont des hommes et des femmes, plus ou moins dénudés qui boivent et dansent toute la nuit. Cette fête dionysiaque (en effet, ils sont ivres avant de s’endormi) en apparence n’est autre qu’un moyen de les endormir et de les détourner de leur projet initial, retrouver Ulysse qui s’est perdu.
Le Lotophage, un étranger par rapport aux voyageurs stellaires
Si le voyageur se sent étranger sur cette planète, le Lotophage l’est aussi vis-à-vis de celui-ci. Comment le lotophage, figure étrangère, par rapport aux voyageurs stellaires, est-il dessinée ? Il à peine vêtu, voire même est-il pratiquement nu dont les femmes portent sur leurs têtes une couronne de fleurs à l’effigie de la planète Oculus. Il est associé à la couleur orange, ocre éclairé par la clarté de la nuit dès les vignettes de la planche 8. Pour ce faire les chromatiques participent de ce phénomène, ainsi que les emplois des panoramiques qui parcourent la bande-dessinée. Ceux-ci sont des hommes et des femmes, plus ou moins dénudés qui boivent et dansent toute la nuit. Cette fête dionysiaque en apparence n’est autre qu’un moyen de les endormir et de les détourner de leur projet initial, retrouver Ulysse qui s’est perdu. Dans le cadre d’une échange court entre Énée et un des leurs, d’ailleurs dans la dernière vignette de la planche 9, celui-ci interroge son interlocuteur : Et vous qui êtes-vous ? Quel est le nom de votre planète ? De répondre, « elle s’appelle Oculus et nous sommes le peuple de lotus, grâce lui soit rendue ». La planète Oculus, par excellence représentant le regard et par métonymie celui de Cérès, la déesse de l’agriculture, des moissons et de la fécondité. De préciser, dans la vignette 1 de la planche10, cadrée et verticale serrée : « Lotus, c’est le fils de notre iris, incarné dans la végétation qui couvre cette planète » donc le fils d’une fleur selon Andromaque. Lors de cette soirée, Andromaque et ses compagnons qui boivent le lotus finit par s’endormir, un des leurs l’a enflammé avec son arme qui est sacrilège dans la vignette centrale serrée panoramique de la planche 10. L’étranger est aussi un danseur qui occupe l’espace dans la vignette panoramique 1, de la planche 11, voire même une danseuse qui séduit Énée par ses mouvements sensuels avant de l’embrasser dans les dernières vignettes incrustées de ladite planche. Celle-ci est belle, porte sur sa tête une couronne de fleurs en l’honneur du lotus. On peut dire que deux peuples celui des voyageurs est étranger par rapport à la terre d’accueil et vice versa pour le peuple lotus, hospitalier en apparence. Néanmoins, cette fête dionysiaque en apparence n’est autre qu’un moyen de les endormir et de les détourner de leur projet initial, retrouver Ulysse qui s’est perdu. Le Lotophage est un personnage qui véhicule une forme d’exotisme qui le caractérise comme quelqu’un de l’ailleurs. Le personnage est dessiné de la sorte : à peine habillé, souvent en train de danser, il semble heureux de vivre, de danser et invite les voyageurs en ce sens.
Dans la planche 11, la danseuse est dévêtue, couronne de fleurs sur sa tête, dansant devant les invités. Saisi d’abord dans une image panoramique horizontale, est localisé au centre de l’image un groupe de Lotophages, à peine habillés qui dansent tandis qu’à l’arrière, les autres assis goûtent la fleur de lotus et apprécient aux cotés des invités voyageurs la soirée. D’ailleurs, le rythme ternaire qui parcourt l’ensemble de la bande dessinée est utilisé dans la planche centrale pour la monstration de la danse. Énée buvant du lotus est alors hypnotisé par le mouvement sensuel de la danseuse. Ce faisant, le champ-contrechamp des vignettes 2 et 3, le cadrage serré de ces vignettes, l’usage plus serré incrusté des vignettes 5 et 7, scénarise une confusion, celle du baiser rêvé échangé avec Énée avec la danseuse qu’il prend pour Créeuse dans les dernières vignettes de la planche 11. La danseuse, couronne sur sa tête, enlace Énée, en bénissant le lotus. De plus, le Lotophage est le représentant par extension de Cérès. Pour préciser, au cœur de l’intrigue graphique, il y est évoqué la présence de Cérès, par sa présence métaphorique d’abord et ensuite par sa présence physique lors du combat de celle-ci avec Minerve qui sont des divinités étrangères aux voyageurs. Cérès, déesse des fleurs, des arbres et des plantes est abattue par Minerve en lui crevant son mauvais illustrée par l’usage métonymique visuel. Il y a tout un travail d’esthétisation visuelle qui repose sur la métonymie, la planète qui est en fait l’œil de Cérès. Néanmoins, face au Lotophage, un peuple ultramoderne ont Énée et ses compagnons sont vêtus de scaphandres et équipés d’armes telles des ultra lasers leur servent d’outils de défense contre l’ennemi.
Esthétique visuelle et figure de l’étranger
De facto, le traitement de la figure de l’étranger est véhiculé par une rhétorique visuelle. Il y a tout un arsenal visuel pour mettre en exergue la figure de l’étranger dans le récit graphique. Par le biais du regard, il est aisé de mettre en relief la figure de celui-ci. Effectivement, le personnage qui regarde témoigne de sa présence étrangère que ce soit du voyageur arrivant sur la planète ou inversement.
En ce sens, la bande dessinée privilégie beaucoup le regard, les yeux sont mis en valeur par le biais des nombreux gros plans sur les personnages comme s’ils regardaient fixement une caméra, héritage du film. Le gros plan est un repère pour signifier la présence de l’interlocuteur qui est en fait étranger. Le témoin visuel est un choix audacieux qui peut être interprété comme un moyen de communication dans la bande dessinée. De nombreux face à face des personnages, grâce à l’usage récurrent des champ-contrechamp d’ailleurs, se réunissent dans les scènes entre étrangers et Lotophages.
Notamment dans la planche 16, lorsque Enée et Andromaque décident de revenir sur l’endroit où a échoué leur vaisseau. Arrivés, face celui-ci entièrement recouvert de lianes, dans la vignette 3, une Lotophage localisée en amorce de l’image, les interpelle : « grâce au lotus jamais personne n’a pu redécoller d’Oculus, apprend-t-elle à ces derniers. D’abord, Andromaque se tourne regard orienté vers elle. Ensuite, dans la vignette 4 d’ensemble scénarisant Enée et Andromaque se retournant vers celle-ci qui poursuit : « d’ailleurs personne ne veut quitter Lotus de toute façon », comprennent-t-ils qu’ils sont piégés. Pour cet épisode, l’usage du gros plan est privilégié. Les vignettes respectives 6 et 8 de ladite planche traduisent les expressions véhiculées de surprise d’Andromaque et Énée. D’ailleurs, plus tôt, dans la planche 15, la vignette centrale 5 à la fois serrée, panoramique à valeur descriptive est un gros plan d’Énée croyant voir Ulysse dans la forêt. Le regard, permet au personnage de découvre une nature environnante qui se métamorphose et qui prend vie. De nombreuses planches 15 et 16 ; 22 à 24, dernière vignette de la planche 30, parmi d’autres ont pour objet cette végétation luxuriante exotique, présente par sa chromatique verte.
La nature étrangère de cette planète est caractérisée par sa beauté, ainsi, la planche 24 illustre-telle notre propos. La vignette 1 panoramique est un plan d’ensemble qui scénarise l’entrée des voyageurs dans la forêt, visibles à l’arrière-fond de la vignette. Un tronc d’arbre localisé en amorce de l’image, aux alentours s’étendent ici et là des grosses lianes telles des bras, parsemés par des pans de lumière qui ajoutent une certaine magnificence à cet espace.
Les vignettes suivantes vont aussi en ce sens, les vignettes 2, 4 et 6 plus ou moins cadrées les unes que les et à échelle variée montrent constituent l’espace environnant végétal de la jungle dont des fleurs de couleur violette parcourent leur trajet. Fatigués et enivrés « par le parfum de ces belles fleurs » selon les propos d’une des personnages. Mais, la beauté du paysage et la vivacité de la population ne sont qu’apparence. Animée, elle prend vie à travers les arbres qui sont personnifiés avec leurs grandes orbites et leurs grandes branches. De facto, le montage fait alterner ladite planche 24 avec la planche 25 qui dévoile cette même nature hostile et malveillante à l’égard des Lotophages la séquence qui comprend les planches 25 à 30, 32 et 33, 35 à 39, 41 à 46 procèdent à l’identique. Regardons à présent, comme elle procède pour marquer le caractère hostile de cette nature contre laquelle Énée, étranger doit se battre. Poursuivons dans la planche 26, la vignette serrée panoramique montre ledit espace de nuit où les fleurs de lotus scintillent comme des lumières naturelles. Néanmoins, dès les vignettes suivantes 3 à 5 tout bascule. Le cadrage serré de celles-ci, le rythme quaternaire employé, l’usage du champ-contrechamp valident la rapidité avec laquelle la scène tourne au pugilat entre les personnages dont la vignette centrale, descriptive et panoramique valorise la violence du combat entre les personnages troyens dû à l’enivrement des fleurs de de lotus qui les poussent à se battre entre eux. S’ensuit, la perte d’un des leurs qui les poussent à revenir sur leur chemin où il le retrouve enseveli par des lianes. En ouvrant le feu contre celles-ci, les branches se mettent alors à bouger, se jettent sur eux pour les manger. Ce faisant, afin de mettre en exergue son hostilité, la bédéiste fait un usage du décadrage des vignettes qui parcourt d’ailleurs certaines planches de la bande dessinée. L’arbre possède un œil qu’elle dessine en arrière-fond de ladite planche déstructurée qui s’imprègnent désormais des couleurs variées entre le rouge, l’orangé, le violet et le noir pour signifier la violence des combats entre l’étranger et le Lotophage, qui n’est pas humain mais végétal.
La stylistique visuelle repose sur le choix des métaphorisations ou des métonymies. La planète Oculus, par excellence représentant le regard et par métonymie celui de Cérès, la déesse de l’agriculture, des moissons et de la fécondité est aussi employé dans la planche 31 où est dessiné un tunnel de fleurs de Lotus qui mène à un cimetière de cadavres humains.
La nature est représentée par l’iris qui exerce un pouvoir fascinant sur les personnages. Ainsi, la clairière est la tour de l’iris de son œil qui est en fait le cœur carnivore du Lotus mise en exergue par des figures rhétoriques visuelles comme la métonymie ou l’hyperbole. Après la mort minérale sur la planète amazone, c’est la mort du végétal, à travers le combat des dieux, celui de Cérès contre Minerve (planche 44) sur la planète Oculus. Ainsi, dans la planche 33, la clairière est la tour de l’iris de son œil qui est en fait le cœur carnivore du Lotus qui sera tué par la déesse Minerve dans les planches 41 à 44 incluse. Plus précisément, la planche 42 déstructurée a pour objet ce combat des divinités. Minerve tue Cérès, en lui crevant son œil. Par métonymie, les vignettes 7 de la planche 44 et la vignette 1 de la planche 45, scénarise d’abord l’épée dans œil de Cérès et ensuite celle dans la planète Oculus qui résultent la libération d’ Enée et d’Andromaque et le retour d’Ulysse vivant, observable dans la vignette d’ensemble cadrée de la planche 47 qui poursuivent leur voyage dans l’espace stellaire.
En guise de conclusion, la présence de la figure de l’étranger spécifique au genre SF n’est pas surprenante. Repris par Valérie Mangin, Les Lotophages, épisode homérique met en scène ce motif iconique qu’est l’étranger à travers ses pluralités. Énée, Andromaque et ses compagnons troyens en tant que voyageurs stellaires sont des étrangers vis-à-vis de la planète d’accueil qu’est Oculus. Et inversement, son habitant, le lotus est aussi une figure étrangère par rapport à ces derniers. Valérie Mangin a su explorer ce motif à bon escient tout en soulignant sa singularité dans sa variété, notamment par extension l’ hostilité d’une nature représentée par Cérès, évincée par Minerve. C’est une œuvre graphique de science-fiction à la fois futuriste et tragique valorisée par sa puissance à la fois tragique et poétique qui repose sur une esthétisation visuelle de l’étranger que l’on retrouve aussi dans l’aventure du tome 4, Carthago, un autre épisode célèbre et fidèle de L’Énéide virgilien.
Références bibliographiques
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– ; (2004), Le dernier Troyen, Soleil Productions, Toulon.
– ; L’Énéide dans les étoiles, interview donnée le 29 Janvier 2020. Document électronique consultable à : https: //eduscol.education.fr/odysseum/leneide-dans-les-etoiles-interview-de-valerie-mangin, Page consultée le 1er avril 2021.
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