Le chapitre VIII est l’un des plus célèbres de Bouvard et Pécuchet (1880). On peut y identifier une curieuse inversion de la position occupée par les idiots supposés et les spectateurs supposés de la bêtise : les deux personnages de farce, qui avaient été les protagonistes de désordres dignes d’un Laurel and Hardy, commencent eux-mêmes à être gênés par la bêtise des habitants de Chavignolles. Ensuite vient le passage largement cité par la critique, dans lequel tous deux développent la « pitoyable faculté » de « voir la bêtise et de ne plus la tolérer »[1]. C’est à ce moment-là que Bouvard et Pécuchet éprouvent une souffrance d’une profondeur psychologique jusqu’alors peu exploitée dans le roman, et dont l’aggravation aboutit à une tentative échouée de suicide. Dans ce bref essai, on cherche à comprendre l’apparente contradiction entre, d’un côté, la gravité de tels événements et, de l’autre côté, le fait que, malgré tout, il ne serait sans doute pas exagéré de lire ce chapitre comme étant l’un des plus drôles du livre. Selon notre hypothèse, une telle coexistence en tension, également identifiable par d’autres moyens dans des romans comme Madame Bovary (1857), renvoie à quelque chose qui mérite d’être rappelée : le roman réaliste ne peut être vu comme une suppression totale du comique. Le rire survit dans les thèmes, les descriptions et même dans le style, ce qui peut renforcer le réalisme plutôt que le contraire.
Un roman en farce.
Quand en 1872 Flaubert présente le projet de Bouvard et Pécuchet à Edma Roger de Genettes, l’auteur lui dit qu’il veut faire « une espèce d’encyclopédie critique en farce »[2]. Ici, nous n’aborderons pas la partie relative à l’encyclopédie critique, déjà largement commentée et analysée par plusieurs chercheurs, mais surtout ce que le roman aurait à voir avec les genres comiques, surtout le théâtre.
Faisons premièrement un bref résumé du chapitre VIII. Il commence par deux bonshommes qui s’essaient à la gymnastique, ce qui donne lieu à de nombreuses scènes hilarantes. Le tilleul tombé dans le jardin, des manches à balais, des cordes partout, des morceaux de bois transformés en haltères… les deux amis s’inspirent de leurs manuels pour construire les engins les plus étranges, sans qu’aucun ne fonctionne correctement, ce qui se vérifie toujours par une chute, une glissade ou quelque chose qui leur échappe des mains. Nous sommes dans le burlesque : ce sont des personnages de farce qui échouent de façon ridicule comme des clowns, avec tout un comique visuel de gestes et de mouvements exagérés. Lassés de gymnastique, et après une effroyable expérience avec des tables tournantes – autre thème qui a fait l’objet de plusieurs ouvrages comiques à l’époque, du journal Charivari aux poèmes et vaudevilles – ils décident alors de s’aventurer dans le magnétisme. Manipulant les fluides magnétiques selon les prescriptions des manuels, Bouvard et Pécuchet incarnent le vieux type comique du médecin charlatan – quoique bien intentionné – soumettent une foule de patients à des formes guérison les plus diverses, toutes se soldant bien sûr par un échec.
Le type comique du faux savant est courant dans la tradition française, largement exploité dans les satires de Molière, l’un des auteurs préférés de Flaubert : souvenons-nous des pulvérisations de lavage sur le visage dans Le Malade Imaginaire (1673), ou encore des débats caricaturaux entre médecins dans L’Amour Médecin (1665). Dans La Jalousie de Barbouillé (1660), le mari désespéré demande conseil au Docteur que, par son titre, il considère comme un savant, un homme galant ; il écoute ensuite son long discours où il se dit « dix fois Docteur », « un Docteur universel » : « je contiens en moi tous les autres Docteurs »[3]. Lorsque Bouvard et Pécuchet commencent à expérimenter le magnétisme, les habitants de Chavignolles considèrent eux aussi Bouvard et Pécuchet comme des savants, même s’ils ne savent pas trop pourquoi. Or cette impression ne dure pas longtemps : « mais ces messieurs dont la bibliothèque était célèbre, connaissaient un secret »[4], pensent le père et la mère Gouy quand, encore un peu méfiants, ils appellent les deux magnétiseurs pour sauver la vie de leur vache qui souffre de sévères coliques causées par des flatulences.
Commun dans les farces françaises du XVIIe siècle, le personnage du « Docteur » de la pièce de Molière est apparu pour la première fois en Italie en 1560 sous le nom de Il Dottore, l’un des masques de la Commedia Dell’Arte[5]. Comme le montre Maurice Sand, le Docteur est membre de l’Académie de la Crusca et vient de Bologne, où se trouvaient les principales universités de l’époque. Son caractère comique réside dans le fait qu’il a l’air d’un érudit, qu’il est un docteur de quelque chose, mais stupide, naïf ou charlatan ; en somme, quelqu’un qui ne maîtrise pas vraiment les connaissances qu’il est censé avoir. Le Docteur est « philosophe, astronome, grammairien, rhétoricien, cabaliste, diplomate. Il parle de tout, décide de tout, mais, bien qu’il ait examiné fort longtemps, il ne sait absolument rien »[6]. Autrement dit : on rit parce que la langue gonflée, apparemment scientifique, savante ou sage, n’est rien d’autre que de la poudre aux yeux.
De cette façon, quand Flaubert dit vouloir faire une encyclopédie en farce, on peut prendre l’affirmation au pied de la lettre : loin d’être seul dans sa dérision des savants modernes, l’auteur peut être placé dans une tradition comique et populaire qui, depuis des centaines d’années, se moque des hommes qui manipulent un langage technique sans vraiment le maîtriser, ou qui s’apprêtent à la réalisation de procédés qui ne fonctionnent pas. Il y a, en résumé, une tradition comique de la bêtise dans laquelle l’on peut identifier des éléments de continuité dans l’œuvre de l’écrivain réaliste.
En voici d’autres exemples. Le magnétisme thématisé dans le chapitre VIII fait également l’objet de pièces comiques, comme les vaudevilles controversés Les Docteurs Modernes et Du Baque de Santé, de Jean-Baptiste Radet et Pierre-Yves Barré, tous deux représentés en 1784 à la Comédie-Italienne[7]. Ces pièces ont les mêmes personnages principaux, le Docteur et Cassandre, des médecins charlatans qui s’unissent pour offrir aux habitants de la ville le spectacle de la guérison par la magnétisation. Dans la première pièce, lorsque les péripéties autour de la réunion des deux amis se mêlent à l’intrigue amoureuse entre Isabelle et Léandre, on retrouve purement ces expérimentations absurdes et drôles, sans intrigue plus élaborée. Au début de la pièce on voit tous les figurants autour du baque de santé (un grand bassin pouvant magnétiser plusieurs personnes à la fois), et les deux faux médecins profitent de l’argent des patients sans aucune morale au final. L’humour est surtout visuel. On peut citer comme exemple la scène où le Procureur cherche de l’aide pour guérir sa migraine, quand le Docteur, venant à son secours, tente de le magnétiser en lui touchant le front. Cassandre a alors l’idée de lui offrir un coucou magnétisé. Quand trois heures sonnent et que le coucou fait son bruit strident, le pauvre Procureur crie de douleur, suivi d’un refrain de vaudeville chanté par tous les personnages (« aie, aie, aie, la tête ! / la tête, aie, aie, aie ! »[8]), avec l’argument que « quand la douleur augmente / C’est bon signe pour la santé »[9]. Chez Bouvard et Pécuchet il y a une scène similaire : après s’être rendu à l’évidence que « l’addigitation nasale »[10], celle-là même que le Docteur avait déjà essayée, ne fonctionne pas forcément, ils pensent à créer un baque de santé, une idée écartée en raison du risque que des femmes prennent « des accès d’érotisme furieux »[11], ce qui exaspère Pécuchet. Lorsque la névrose de l’estomac de Migraine s’aggrave, tous deux tentent de le soigner avec un harmonica : « Les sons cristallins l’exaspèrent. Mais Deleuze ordonne de ne pas s’effrayer des plaintes, la musique continue. ‘Assez ! assez ! criait-il. – Un peu de patience’ » – on voit la même scène comique basée sur l’insistance d’un traitement absurde qui ne fait qu’aggraver le problème du patient – « Pécuchet tapotait plus vite sur les lames de verre, et l’instrument vibrait, et le pauvre homme hurlait (…) »[12].
Si l’on se limite à l’époque de la publication du roman, les œuvres qui se prêtent au même exercice de comparaison sont abondantes. Dans le Journal Charivari de mai 1853, on lit une courte chronique sur les tables qui se mettent à danser toutes seules au milieu de la nuit[13] ; dans Le Rire d’avril 1902, on retrouve l’histoire d’un homme qui se fait voler lors d’une séance de tables tournantes[14]. En 1868, Adrien Decourcelle publie Les Formules du Docteur Grégoire (1868)[15], un dictionnaire comique proche de celui de Flaubert (et de bien d’autres à l’époque[16]), prétendument rédigé par un médecin. Il existe aussi quelques pièces particulièrement intéressantes sur le sujet, parmi lesquelles citons-en trois : Les Médiums de Gonesse (1865)[17] d’Alfred Duru et Henri Chivot, une « folie-mystérioso-magnético-spirite », dans laquelle le professeur Marcoussis s’inscrit à une session de spiritisme avec d’autres professeurs de l’académie, tous finissant par être trompés par un prestidigitateur ; La Table Tournante (1853)[18], de Champfleury et d’Eugène de Mirecourt, « expérience de magnétisme en un acte », dans laquelle Monsieur Challamel se voit en savant visionnaire, qui rêve de prix académiques, mais est ridiculisé par tous ceux qui le croient fou ; et finalement La Femme électrique (1846)[19], de Jules Cordier et Clairville, folie-vaudeville dans lequel le médecin Monsieur Rondard prépare un régime bizarre pour magnétiser Coquillot, afin de le marier à sa fille déjà magnétisée. Parmi les pièces auxquelles nous avons eu accès, ce sont celles-ci qui se rapprochent le plus de Bouvard et Pécuchet, puisque chez elles les docteurs, physiciens ou magnétiseurs ne sont pas des charlatans conscients mais crédules de leurs expériences. Dans les trois cas, nous avons des messieurs d’âge moyen qui se croient des génies, parlant un langage pseudo-scientifique inintelligible et qui finiront eux aussi trompés à la fin des pièces. Vaniteux et obsédés, quoique naïfs, ces personnages peuvent être compris comme une sorte de version comique du scientifique fou. D’une certaine manière, nous sommes face à une mise à jour moderne du Docteur, un type qui peut facilement englober Bouvard et Pécuchet.
Même s’il n’est pas possible de savoir si Flaubert a lu ces pièces, dont aucune trace n’est à trouver ni dans sa correspondance ni dans sa bibliothèque, son admiration pour Molière et d’autres auteurs de satires, comme Voltaire ou Cyrano de Bergerac, est bien connue. Son obsession pour le théâtre est également connue, une question qui a été abordée en profondeur par Allan Rait et qui attire de plus en plus l’attention de la critique. Comme Rait le souligne à juste titre, les lecteurs de Flaubert seront peut-être surpris de constater que l’auteur s’intéresse intensément à ce genre depuis l’enfance, écrivant des pièces de théâtre et y jouant, allant même jusqu’à porter des costumes et de fabriquer des billets pour leurs présentations[20]. Déjà adulte, il passe des journées entières à écrire des pièces avec ses amis, notamment Bouilhet. Et on ne peut s’empêcher de se souvenir de ses pièces publiées : Le Candidat[21], une comédie mise en scène au Théâtre du Vaudeville en 1874, et Le Château des Cœurs[22], une féerie comique coécrite avec Bouilhet et le Comte D’Osmoy. Comme le montrent les études récentes de Marshall Olds[23] et de Lea Pennarola[24], Flaubert avait un projet personnel de féerie, celui-là bien différent de celui mené avec ses amis. Selon ses brouillons, on peut constater le désir de remplacer le fantastique traditionnel des fées et des gnomes par un fantastique moderne, qui comprendrait des scènes sur le magnétisme. La volonté de produire une satire avec des éléments scientifiques, sorte de parodie fantastique de la sagesse moderne, transparaît clairement dans ces documents. Comme le soutient Marshall Olds, ce sont des projets qui anticipent ce que Flaubert fera plus tard dans son roman inachevé. [25]
En général, quand on pense à Flaubert, on ne pense pas à un auteur comique. Il suffit de rappeler le célèbre chapitre d’Erich Auerbach[26] consacré au roman moderne dans lequel le style de l’auteur se caractérise par le traitement sérieux de la réalité quotidienne ; ou encore, pour donner un autre exemple, le chapitre de Franco Moretti « Serious Century »[27] dans lequel le style indirect libre flaubertien est considéré comme le développement le plus sophistiqué du style sérieux dans le roman. En soulignant le caractère comique de Bouvard et Pécuchet, on n’a pas l’ambition de nier le sérieux de ses œuvres, mais plutôt de montrer que le rire a sa place dans la littérature sérieuse.
La place du comique dans la littérature sérieuse.
Ce n’est qu’à la fin du chapitre, quand on en vient à l’étude de la philosophie que la température burlesque du roman semble baisser : pris dans des contradictions insolubles, dans des réponses qui ne les convainquent pas, Bouvard et Pécuchet n’arrivent plus à donner de sens à leurs études. Lorsqu’ils essaient de partager leurs lectures avec les habitants de Chavignolles, les citoyens n’y comprennent rien et se mettent à les calomnier, ce qui développe dans leur esprit – nous citons à nouveau le passage le plus célèbre du chapitre – la « pitoyable faculté » de « voir la bêtise et de ne plus la tolérer ». Isolés dans la ville, l’incompréhension intensifie leur solitude ; le suicide apparaît alors comme la seule issue. Ils hésitent cependant au dernier moment, faute d’avoir rédigé leur testament :
Et Pécuchet fut pris de colère, ou plutôt de démence. Bouvard aussi. Ils criaient à la fois tous les deux, l’un irrité par la faim, l’autre par l’alcool. La gorge de Pécuchet n’émettait plus qu’un râle.
— C’est infernal, une vie pareille ; j’aime mieux la mort. Adieu –
Il prit le flambeau, tourna les talons, claqua la porte.
Bouvard, au milieu des ténèbres, eut peine à l’ouvrir, courut derrière lui, arriva dans le grenier.
La chandelle était par terre, et Pécuchet debout sur une des chaises, avec le câble dans sa main.
L’esprit d’imitation emporta Bouvard – “Attends-moi !” Et il montait sur l’autre chaise, quand, s’arrêtant tout à coup :
— Mais… nous n’avons pas fait notre testament.
— Tiens ! c’est juste.
Des sanglots gonflaient leur poitrine. Ils se mirent à la lucarne pour respirer.
L’air était froid, et des astres nombreux brillaient dans le ciel noir comme de l’encre. La blancheur de la neige qui couvrait la terre se perdait dans les brumes de l’horizon.[28]
Que le suicide puisse être représenté de manière comique, voilà quelque chose qui n’est pas du nouveau ; il y a des études qui retrouvent ce sujet dans la comédie romaine[29], ou du Satyricon de Pétrone à quelques œuvres contemporaines[30], pour n’en citer que quelques exemples. Inutile d’aller aussi loin : pensons brièvement aux dessins animés, dans lesquels il n’est pas rare qu’un personnage, poussé par le désespoir, se tire une balle dans la tête ou se jette dans un précipice. Ou le vieux thème du suicide par désespoir amoureux, dont on a une prolifération des jeunes amoureux qui remontent à Aristophane, en passant par les pièces de Molière, jusqu’à Pépé le Putois. Dans la scène ci-dessus, nous pouvons voir des éléments de la farce : les deux personnages se battent, l’un ivre et l’autre affamé, et ce dernier n’émet plus qu’un « râle » avec sa gorge. La raison de l’hésitation – le fait qu’ils n’avaient pas rédigé de testament – est tout de même drôle : les deux hommes, célibataires, n’ont pas d’héritiers. Enfin, l’hésitation elle-même rend le rire possible, car le mal ne se matérialise pas : la conception aristotélicienne de la comédie est reprise, dans laquelle le comique peut être qualifié de mal sans destruction.
C’est une des raisons pour lesquelles on peut rire des amants de Molière qui menacent et feignent de se suicider, ou des personnages de dessins animés qui se tirent une balle dans la tête, sautent des falaises, se pendent : rien ne se passe. Tout est possible dans un dessin parce qu’il n’y a pas de conséquences – il en va de même pour les genres comiques, comme la farce, et une grande partie de ce qui se passe dans Bouvard et Pécuchet : les chutes et les glissades, les malades mourants, la nourriture qui les intoxique, les animaux qui deviennent des cobayes scientifiques (et bien d’autres exemples), toutes ces scènes ont en commun une forme de violence qui ne semble faire de mal à personne.
Cependant, même s’il est possible d’identifier une telle proximité avec des éléments comiques de la farce, et même si le suicide ne se concrétise pas, la souffrance des deux bonshommes est décrite avec une profondeur qui manque aux personnages burlesques que nous avons mentionnés plus haut. On peut noter que les dernières phrases du passage sont écrites dans un registre qui n’a rien de comique. L’air froid, les nombreuses étoiles brillantes dans le ciel noir comme de l’encre, la neige blanche perdue dans la brume, et les deux amis que se rafraîchissent dans la lucarne : la description de l’espace sert à représenter l’état intérieur des personnages, le même procédé que Auerbach a exposé à propos de Madame Bovary dans Mimesis comme particulière au roman moderne. La mélancolie de Bouvard et Pécuchet est peinte de l’extérieur vers l’intérieur, à travers la froideur et l’obscurité de l’espace, tout comme l’amertume d’Emma Bovary « lui semblait servie sur son assiette »[31], évoquée par la description d’un dîner banal avec son mari. Encore une fois en termes aristotéliciens, la tension est générée dans la mesure où le réalisme donné à la psychologie des personnages provoque l’identification, la pitié, de façon qu’on est invité à contempler leur souffrance ; le détachement comique, ainsi, sinon complètement rompu, est du moins mis en échec. Si nous connaissions la puissance de l’amour de Pépé le Putois comme nous connaissons celui de Werther, peut-être ne ririons-nous pas si légèrement quand la chatte rejette le pauvre opossum. Dans Le Rire, Bergson présente ainsi une idée similaire : « Le comique exige donc enfin, pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du cœur »[32]. Pour qu’on puisse rire, il faut alors suspendre la sensibilité, car la pitié empêche l’humour.
Il est donc possible d’identifier deux effets contradictoires dans ce passage : si d’une part on peut voir la proximité de Bouvard et Pécuchet avec des genres comiques, le traitement sérieux que reçoit la souffrance des personnages, au moins dans cette scène, est en contradiction avec le rire que le roman avait produit jusque-là. En d’autres termes, on peut identifier l’inévitable tension produite par l’incorporation d’éléments de la farce au genre romanesque.
On pourrait résumer cette tension d’une façon très simple : la farce n’est pas sérieuse, cependant le roman moderne a le sérieux comme un caractère inhérent à son genre. Dans un essai récent, le critique Paolo Tortonese revient sur le célèbre chapitre de Mimesis d’Auerbach à propos du roman moderne, « A l’hôtel de La Mole », pour s’attarder sur la présence du rire dans des œuvres d’auteurs tels Balzac et Flaubert. En résumé, si « le caractère sérieux du roman de mœurs moderne correspond à la considération non comique d’un sujet traditionnellement traité par la comédie »[33], dans quelle mesure l’humour que l’on peut trouver chez ces auteurs invaliderait-il la thèse du critique allemand ?
Tortonese revient alors à la théorie aristotélicienne du comique comme représentation d’un mal qui ne détruit pas, en la rapprochant de la notion bourgeoise d’efficacité. Par une référence à Franco Moretti, le critique souligne la force du lien entre ce terme et l’idée de sérieux. En termes généraux, si l’efficacité est brisée, si le bourgeois échoue dans son entreprise, il cesse d’être sérieux et devient une figure ridicule. Ce serait pour cette raison, par exemple, que l’opération ratée d’Hyppolite devient « une chose grave quand on voit l’effrayante efficacité dans les conséquences permanentes qu’elle produit ». Le critique conclut alors que « c’est l’inefficacité du mal qui permet de rire »[34]. Une telle idée fonctionne parfaitement quand on pense à Bouvard et Pécuchet : c’est l’inefficacité de leurs études et de leurs expérimentations qui est le principal moteur du comique de l’œuvre ; c’est après tout ce qui chez eux fait écho au faux savant de la farce. La tentative de suicide, dans ce qu’elle a de comique, peut aussi être pensée à la lumière de cette idée : le fait qu’elle ne se matérialise pas, a fortiori pour des raisons aussi sottes, compose le caractère ridicule de la scène.
À la fin de « À l’hôtel de La Mole », c’est Auerbach lui-même qui dit : le style de Flaubert serait constitué par un « sérieux foncier et objectif », de telle sorte que « les choses parlent d’elles-mêmes et se désignent elles-mêmes, selon leur valeur, comme tragiques ou comiques, et dans la plupart des cas comme tragiques et comiques à la fois »[35]. Autrement dit, le roman moderne se caractérise non par un dépassement ou une suppression du comique, mais par la coexistence de ces deux termes, qui se présentent au lecteur à partir d’une organisation interne à l’œuvre elle-même, et non à partir d’une séparation traditionnelle qui dicte, de l’extérieur vers l’intérieur, ce qui doit être vu comme tragique et ce qui doit faire rire. Le siècle bourgeois est, selon les termes de Franco Moretti, le siècle sérieux ; mais le siècle sérieux est aussi, comme le rappelle bien Tortonese, le siècle qui se moque des bourgeois[36].
Le rire rabelaisien
Le passage des comices agricoles dans Madame Bovary illustre à quel point le rire était un problème majeur pour Flaubert. Le long et pénible processus de composition de cette scène est connu des critiques. Et une grande partie de la difficulté était dûe à l’ambition d’un équilibre parfait entre comique et sérieux. « Ce n’est qu’en mêlant le comique au sérieux que tu es arrivé à faire une scène légitime et amusante, surtout »[37], écrit Bouilhet à son ami en 1863. Il faut porter son attention sur le choix des adjectifs : c’est le mélange du comique et du sérieux qui crée une scène non seulement « amusante », mais aussi « légitime » – le rire n’exclut pas, mais complète, une représentation « légitime » de la réalité. « Il faut écrire les dialogues dans le style de la comédie et les narrations avec le style de l’épopée. » [38], écrit Flaubert à Louise Colet. « Il faut que ça hurle par l’ensemble, qu’on comprenne à la fois des beuglements de taureaux, des soupirs d’amour et des phrases d’administrateurs »[39] ; il faut, en d’autres termes, rire et s’émouvoir en même temps, comprendre le ridicule en tant que tel, mais aussi comprendre la gravité de ce même ridicule – comprendre, en somme, les conséquences désastreuses que la bêtise produit dans la vie humaine. C’est un réalisme qui oscille entre rire et ne pas rire. Mais notons une chose importante : dans le réalisme flaubertien, avec ou sans rire, il n’y a jamais de dépassement du ridicule ou de la bêtise. Comique ou sérieux, il semble être un fait incontournable de la condition humaine.
Une telle tension entre le comique et le sérieux dans la scène des comices agricoles trouve un écho vibrant chez Bouvard et Pécuchet. Quand on pense à Madame Bovary, on peut dire que l’équilibre qui oscille entre le sérieux et le comique penche beaucoup plus vers le premier terme dans ce roman. Dans ma thèse de doctorat en cours, je soutiens que la tension entre les deux termes trouve son apogée dans le roman inachevé de Flaubert. Et on peut dire qu’il y a, de la part de l’auteur, la volonté consciente de la mener jusqu’aux dernières conséquences. A propos du Dictionnaire des idées reçues, ouvrage dont le livre est issu, Flaubert écrit à son ami Bouilhet en 1850 qu’il aimerait écrire une préface absolument sérieuse, qui aurait « le but de rattacher le public à la tradition, à l’ordre, à la convention générale, et qui serait arrangée de telle manière que le lecteur ne sache pas si on se fout de lui, oui ou non »[40]. Dès 1874, lorsque Tourgueneff lui demande pourquoi il n’a pas transformé son idée en nouvelle, Flaubert soutient que le roman long a une fonction :
s’il est traité brièvement, d’une façon concise & légère, ce sera une fantaisie plus ou plus [moins] spirituelle, mais [im] sans portée & sans vraisemblance, tandis qu’en détaillant & développant, j’aurai l’air de croire à mon histoire – & on peut faire une chose sérieuse & même effrayante.[41]
Une œuvre dont le lecteur ne sait pas si on se fout de lui, un roman dans lequel l’auteur a « l’air de croire » dans son récit ; la recherche de quelque chose qui oscille entre le sérieux et le non sérieux est évidente. Si Flaubert se soucie de convaincre le lecteur qu’il croit en son histoire, c’est peut-être parce que le caractère burlesque de l’ouvrage est censé donner le sentiment que tout n’est qu’une plaisanterie. Ainsi, à considérer Bouvard et Pécuchet comme une représentation fidèle de la réalité, quelque chose d’« effrayant » se produit : la prise de conscience que cette farce, si ridicule, si drôle, représente le monde tel qu’il est fait peur. Si, selon les termes de Bergson, le comique exige une « anesthésie du cœur », que se passerait-il si, au milieu de toute la violence de la farce, l’organe revenait soudain ?
La réponse la plus évidente est : la personne arrêterait probablement de trouver cela drôle, et on serait alors dans le domaine du « comique arrivé à l’extrême, le comique qui ne fait pas rire » ; c’est l’effet que l’auteur a dit vouloir créer, dans une lettre à Louise Colet, à propos de Madame Bovary[42]. Pourtant, le jeune Flaubert décrit brièvement un rire différent à propos de Rabelais[43], un autre de ses auteurs favoris, et d’une façon particulièrement éclairante pour penser le comique chez Bouvard et Pécuchet, qui est sensiblement different du comique chez Madame Bovary. Dans le court essai consacré à l’écrivain de la Renaissance, Flaubert soutient que la force de son œuvre réside dans sa capacité à dénoncer « des abus, des ridicules, des crimes » d’une société décadente, déjà au bord de l’extinction. « Le monde était farce », écrit l’auteur, « Et il l’a tourné en farce »[44]. Autrement dit, c’est comme si l’exagération burlesque de Rabelais avait pour fonction de révéler le caractère burlesque du monde réel lui-même. On voit donc comment le comique – et aussi le rire – serait ici au service d’une représentation fidèle de la réalité.
À la fin de son essai, Flaubert dit qu’en dépit de la Réforme et de la Révolution, la farce subsiste jusqu’à son époque : « Et tant que vous n’aurez pas comblé cet éternel gouffre béant que l’homme a en lui, je me moque de vos efforts, et je ris à mon aise de vos misérables sciences qui ne valent pas un brin d’herbe ». Et c’est ainsi que se termine son texte : « si le poète pouvait cacher ses larmes et se mettre à rire, je vous assure que son livre serait le plus terrible et le plus sublime qu’on ait fait »[45]. On observe ainsi une curieuse inversion de la maxime aristotélicienne : le rire n’apparaît pas lorsqu’il y a l’absence de conséquences, mais plutôt lorsque les conséquences atteignent leur puissance maximale ; quand, finalement, il n’y a plus de solution. C’est un rire de géant, un rire rabelaisien qui se moque de l’autodestruction d’une société dans ses derniers souffles. Il en reconnaît le sérieux – le poète pleure et doit cacher ses larmes – mais cela n’exclut nullement le comique ; dans l’inversion que nous signalons, on peut dire que c’est lui-même qui le produit. Le comique, même à l’extrême, fait encore rire : et ainsi on rit des échecs successifs des deux bonshommes, même quand on comprend qu’ils révèlent quelque chose d’obscur sur la bêtise humaine, même quand la souffrance engendrée par l’échec et le manque de communication peut provoquer un véritable désir de mourir. La farce survit dans le roman de Flaubert, mais avec un rire d’une autre nature, qu’il ne faut pas confondre avec le rire d’amusement provoqué par les vaudevilles évoqués ici. Sa critique de Rabelais montre non seulement la vision de l’auteur sur la comédie, mais révèle également un projet esthétique dont Bouvard et Pécuchet semble être la dernière expression.
[1] Gustave Flaubert, Bouvard et Pécuchet, in Œuvres Complètes (tome V), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2021, p. 539.
[2] Lettre de Flaubert à Edma Roger de Genettes, Croisset, 19 aout 1872. Les lettres de Flaubert (envoyées et reçues) sont citées d’après l’édition numérique de sa correspondance, établie par Yvan Leclerc et Danielle Girard sur le site de l’Université de Rouen (https://flaubert.univ-rouen.fr/correspondance/edition/ [consulté le 31 mai 2023]).
[3] Molière, La Jalousie du Barbouillé, in Œuvres Complètes, Tome II, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2010, p. 1077.
[4] Flaubert, Bouvard et Pécuchet, op. cit., 513.
[5] Maurice Sand, Masques et Bouffons (Comédie Italienne), Tome II, Paris, A. Lévy Fils, 1862, p. 27-28. Disponible sur le site https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k319204f [consulté le 31 mai 2023].
[6] Sand, Masques et Bouffons, op. cit., p. 28.
[7] Jean-Baptiste Radet et Pierre-Yves Barré, Les docteurs modernes : comédie-parade en 1 acte et en vaudevilles ; suivie du Baquet de santé : divertissement analogue mêlé de couplets, Paris, chez Brunet, rue de Marivaux, place de la Comédie italienne, 1784. Disponible sur le site https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k841523 [consulté le 31 mai 2023].
[8] Radet et Barré, Du Baquet de Santé, op. cit., p. 65.
[9] Ibid., p. 63.
[10] Flaubert, Bouvard et Pécuchet, op. cit., 512.
[11] Ibid., p. 512.
[12] Ibid., p. 513.
[13] Disponible sur le site https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k30588199 [consulté le 31 mai 2023].
[14] Disponible sur le site https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6264343c [consulté le 31 mai 2023].
[15] Adrien Decourcelle, Les formules du docteur Grégoire (Dictionnaire du Figaro), Paris, J. Hetzel, 1868. Disponible sur le site https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9756507c [consulté le 31 mai 2023].
[16] Voir l’édition n° 19 de la Revue Flaubert, Flaubert, le Dictionnaire et les dictionnaires (dir. Biagio Maggauda), 2021.
[17] Alfred Duru et Henri Chivot, Les Médiums de Gonesse, Folie mysterioso-magnético-spirite, Paris, E. Dentu, 1865. Disponible sur le site https://books.google.fr/ [consulté le 31 mai 2023].
[18] Champfleury et Eugène de Mirecourt, La table tournante, expérience de magnétisme, en un acte, mêlée de couplets, Paris, Librairie Théâtrale, 1853. Disponible sur le site https://books.google.fr/ [consulté le 31 mai 2023].
[19] Jules Cordier et Clairville, La femme électrique : folie-vaudeville en un acte, in Répertoire de la scène française Vol. 14, Bruxelles, Lelong, 1846. Disponible sur le site https://books.google.fr/ [consulté le 31 mai 2023].
[20] Allan Rait, « The theatre in the work of Gustave Flaubert », in The Cambridge Companion to Flaubert, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 196.
[21] Gustave Flaubert, Le Candidat, in Œuvres Complètes (tome IV), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2021.
[22] Gustave Flaubert, Le Château des Cœurs, in Œuvres Complètes (tome IV), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2021.
[23] Marshall Olds, Au Pays des Perroquets, Amsterdan – Atlanta, Rodopi, 2001. Voir les chapitres 1 et 2.
[24] Léa Caminiti Pennarola, « Le genre de la féerie dans le théâtre de Flaubert », In : Flaubert et la théorie littéraire : En hommage à Claudine Gothot-Mersch [en ligne], Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis, 2005. Disponible sur le site http://books.openedition.org/pusl/21865 [consulté le 31 mai 2023].
[25] Voir Olds, op. cit., chapitre 2.
[26] Erich Auerbach, « A l’hôtel de la Mole », In Mimésis : la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, Paris, Gallimard, 1977.
[27] Franco Moretti, « Serious Century », in The Novel, Volume 1 : History, Geography, and Culture, Princeton, Princeton University Press, 2006.
[28] Flaubert, Bouvard et Pécuchet, op. cit., p. 542.
[29] Marilynn J. Smith, “Condemned to Survival: The Comic Unsuccessful Suicide”, in Comparative Literature Studies, vol. 17, no. 1, 1980, pp. 26–32.
[30] Dorota Dutsch, “Genre, Gender, and Suicide Threats in Roman Comedy”, in The Classical World, 105(2), 2012, p. 187–198.
[31] Flaubert, Madame Bovary, apud Auerbach, op. cit., p. 478, 1977.
[32] Henri Bergson, Le Rire : essai sur la signification comique, Paris, Presses Universitaires de France (PUF), 1940, p. 4.
[33] Paolo Tortonese, « Em busca da completude: O burguês entre o cômico e o sério », in Revista Novos Estudos, 2021, p. 194. (notre traduction)
[34] Tortonese, « Em busca da completude: O burguês entre o cômico e o sério », op. cit., p. 200. (notre traduction)
[35] Auerbach, Mimesis, op. cit., p. 486.
[36] Tortonese, « Em busca da completude: O burguês entre o cômico e o sério », op. cit., p. 194.
[37] Lettre de Louis Bouilhet à Flaubert, Mantes, 19 juin 1863.
[38] Lettre de Flaubert à Louise Colet, Croisset, 30 septembre 1853.
[39] Lettre de Flaubert à Louise Colet, Croisset, 12 octobre 1853.
[40] Lettre de Flaubert à Louis Bouilhet, Damas, 4 septembre 1850.
[41] Lettre de Flaubert à Ivan Tourgueneff, Dieppe, 29 juillet 1874.
[42] Lettre de Flaubert à Louise Colet, Croisset, 8 mai 1852.
[43] Gustave Flaubert, Etude sur Rabelais, in Œuvres Complètes (tome II), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 2021.
[44] Ibid., p. 534.
[45] Ibid., p. 536.