Résumé :
L’objectif de ces recherches est de comprendre comment Hervé Guibert – qui, avec À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, a joué un rôle de pionnier dans la présentation sociale et publique du sida –, met en scène sa mort progressive en racontant l’histoire du « je ».
C’est l’expérience biographique du sida, vécue par l’auteur qui nourrit l’écriture de ses derniers livres et le rend le porte-parole des malades atteints du sida.
Pour analyser l’image de la mort, nous allons étudier la construction du « je » dans ses rapports à la douleur, aux altérations corporelles, à la maladie, et aux pensées suicidaires de l’auteur dans sa trilogie du sida ; nous analyserons ainsi le système narratif de son récit afin d’appréhender sa vision particulière à propos d’un « je » mourant qui manifeste à travers une écriture pathologique.
En effet, loin d’une représentation symbolique, la mort est illustrée durant le processus narratif comme une ombre qui suit le narrateur et qui révèle la vérité douloureuse d’une maladie incurable et douloureuse.
Nous allons également étudier comment d’après Hervé Guibert le sida peut mettre en jeu la vie du malade ; d’une part il doit supporter la souffrance qui fait surgir « la nécessité du suicide » (Guibert 1991, 56) et d’autre part il doit accepter les prises de position de la société et de son entourage qui créent une sorte de la mort sociale anticipée.
Mots clés : Narration, Mort, Sida, « Je », Altérations corporelles
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Hervé Guibert (1955-1991) romancier, journaliste et photographe, était aussi critique au journal Le Monde pendant huit ans. Dans ces derniers ouvrages, il décrit la progression rapide de sa maladie à travers son quotidien et mène un travail persévérant sur le SIDA, ses symptômes et son impact sur l’individu (notamment à travers son récit de soi, des photographies de son corps et un film, La Pudeur ou l’Impudeur). À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie est le premier roman de trilogie du sida d’Hervé Guibert paru en 1990 où l’auteur relate la maladie et la mort de son ami Michel Foucault (Muzil) également atteint du sida. C’est dans cet ouvrage que Guibert, en révélant sa maladie, joue un rôle de pionnier dans la présentation sociale et publique du sida[1]. Il illustre ainsi la vie quotidienne des malades du sida et représente leur cri étouffé.
Ce livre est suivi par Le Protocole compassionnel qui est un roman autobiographique publié en 1991 où l’auteur explique plus en détail sa maladie, sa lutte contre le sida et des traitements médicaux. C’est dans ce livre qu’il montre l’univers hospitalier en relation avec cette maladie encore incurable à l’époque. L’histoire de ce livre se crée entre l’espoir de la guérison grâce au nouveau médicament et la confrontation à la mort.
L’homme au chapeau rouge est le troisième récit du triptyque sidéen d’Hervé Guibert publié en 1992 où l’auteur aborde une double histoire concernant la peinture et les rencontres artistiques et le sida n’apparaît qu’en arrière-plan. L’auteur déclare ne plus vouloir « parler du sida » (Guibert 1992, 64) comme sujet central de ses écrits.
L’œuvre d’Hervé Guibert est majoritairement autobiographique et ses personnages représentent généralement des doubles de soi. Le sida a abondamment marqué ses récits, de sorte que nous pouvons dire que son écriture est devenue une écriture de la maladie ou du sida.
Le sida, qui était une maladie douloureuse, inconnue et incurable à l’époque, été considéré comme une maladie mortelle ; nous verrons que le thème de la mort, liée à cette maladie, devient récurrent dans l’œuvre guibertienne après la découverte de sa séropositivité et que l’écriture devient un enjeu entre la vie et la mort.
L’annonce de la maladie mortelle
Le processus de représentation de sa maladie débute donc avec le premier livre de la trilogie du sida, dans lequel l’auteur annonce sa contamination et relate les premiers jours de sa vie affectée par cette maladie. Il sait déjà qu’il sera victime d’une telle maladie mal connue, contagieuse et incurable : « J’étais condamné par cette maladie mortelle qu’on appelle sida. » (Guibert 1990, 9)
Les termes « être condamné » peuvent être compris ici dans les deux sens : d’une part parce que le sida est une maladie mortelle, d’autre part parce qu’il dresse entre le patient et la société certaines barrières et crée pour le malade une prison invisible. Même le mot sida, dénudé de tout déterminant et errant tel un spectre attendant sa victime, n’était pas encore un nom commun et familier à l’époque. Dans A l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, c’est la maladie qui pousse l’écrivain à se lancer dans ce récit de soi. L’histoire débute in medias res par l’annonce de l’infection, mais au passé composé (« J’ai eu ») ; le temps verbal crée un sens implicite, suggérant qu’il y a une place pour le doute ou l’espoir dans la reconnaissance de sa séropositivité :
J’ai eu le sida pendant trois mois. Plus exactement, j’ai cru pendant trois mois que j’étais condamné par cette maladie mortelle qu’on appelle le sida. Or je ne me faisais pas d’idées, j’étais réellement atteint, le test qui s’était avéré positif en témoignait, ainsi que des analyses qui avaient démontré que mon sang amorçait un processus de faillite. Mais, au bout de trois mois, un hasard extraordinaire me fit croire, et me donna quasiment l’assurance que je pourrais échapper à cette maladie que tout le monde donnait encore pour incurable. De même que je n’avais avoué à personne, sauf aux amis qui se comptent sur les doigts d’une main, que j’étais condamné, je n’avouai à personne, sauf à ces quelques amis, que j’allais m’en tirer, que je serai, par ce hasard extraordinaire, un des premiers survivants au monde de cette maladie inexorable. (Guibert 1990, 9)
En réalité, Guibert est bel et bien condamné et l’espoir d’une guérison se révèle comme étant une chimère. Le projet autobiographique gubertien poursuit ainsi un lien constant et intime avec la mort au cours de ses derniers livres.
Transformations somatiques
Quant aux modifications corporelles dues au sida, l’écrivain dont le corps est devenu celui « d’un vieillard » (Guibert 1990, 10), ne cesse d’en parler et de les mettre en évidence :
Il n’y avait pas de jour où je ne découvrais une nouvelle ligne inquiétante, une nouvelle absence de chair sur la charpente, cela avait commencé par une ligne transversale sur les joues, selon certains reflets qui l’accusaient, et maintenant l’os semblait sortir hors de la peau, à fleur de peau comme de petites îles plates sur la mer. La peau refluait en arrière de l’os, il la poussait. Cette confrontation tous les matins avec ma nudité dans la glace était une expérience fondamentale, chaque jour renouvelée […] (Guibert 1991, 15)
Ces métamorphoses ont évidemment des conséquences sur sa vie quotidienne et professionnelle qui sont développées avec minutie durant la narration comme par exemple lorsque le narrateur décrit qu’il est tombé dans un café et qu’il n’a pas eu la force de se relever : « Ce moment très brusque dura bien sûr une éternité : tout le monde était stupéfait de voir cet homme jeune terrassé, à genoux, pas blessé en apparence, mais mystérieusement paralysé. » (Guibert 1991, 12)
De fait, le narrateur se sentant « décharné » (Guibert 1991, 14) et « affaibli » (Guibert 1991, 111), et voit la mort qui s’approche de lui ; des termes qu’il emploie montrent que la perception de son âge, élément essentiel de l’identité, est affectée lorsqu’il indique « j’ai quatre-vingt-quinze ans » (Guibert 1991, 10) ou lorsqu’il compare son corps à un « squelette » (Guibert 1991, 13).
La seule chose qu’il peut prévoir est sa mort anticipée : « Je fais une looping en chute libre sur la main du destin. » (Guibert 1991, 28) Le récit produit donc dans sa trilogie « l’histoire d’un corps, d’un corps qui vieillit, d’un corps qui est malade, d’un corps qui est abîmé, d’un corps ceci, d’un corps cela, d’un corps qui renaît un peu (…) mais d’un corps monstrueux aussi, d’un corps difforme […] » (Donner 1992, 145)
Le corps, du fait des modifications, devient inconnu. Ce même état de méconnaissance mène Hervé Guibert vers une perception et une lecture sombre et prémonitoire de son image, qu’elle soit photographique, ou reflet dans le miroir : « J’ai senti venir la mort dans le miroir, dans mon regard dans le miroir, bien avant qu’elle y ait vraiment pris position. » (Guibert 1990, 15)
Les changements physiques sont si forts qu’ils créent un manque chez l’auteur ; il s’en explique ainsi dans ce passage :
Je manque tellement de chair sur mes propres os […] que je deviendrais volontiers cannibale. Quand je vois le beau corps dénudé charnu d’un ouvrier sur un chantier, je n’aurais pas seulement envie de lécher, mais de mordre, de bouffer, de croquer, de mastiquer, d’avaler […] je voudrais manger la chair crue et vivante, chaude, douce et infecte. (Guibert 1991, 106)
Ainsi, par les descriptions somatiques et celles de la maladie, l’auteur commence à figurer l’image de la mort. Pour l’auteur, la maladie est l’occasion de côtoyer la mort et de la mettre en pratique, comme il le souligne, le sida est « une maladie qui donne le temps de mourir, et qui donne à la mort le temps de vivre. » (Guibert 1990, 181)
De la sorte, la mort qui est exposée dans À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, à travers la métamorphose physique, est mise en scène à travers un schéma plus clinique dans Le Protocole compassionnel. D’ailleurs, nous constatons que parfois les étapes de traitement et l’agonie déclenche l’idée de suicide :
J’étouffe, je ne supporte pas ce tuyau dont on bourre ma trachée jusqu’à ce qu’il arrive dans l’estomac, j’ai des spasmes, des contractions, des hoquets, je veux le rejeter, le cracher, le vomir, je bave et gémis. L’idée de suicide revient et celle de l’humiliation physique la plus absolue, la plus définitive. (Guibert 1991, 57)
Pourtant plus le narrateur avance dans le processus narratif de la trilogie, plus le corps est effacé et métamorphosé par la maladie, la douleur et les traitements. En outre, l’explication somatique qui met en image le corps malade devient moins évidente dans le dernier livre de sa trilogie sur le sida ; ainsi dans L’Homme au chapeau rouge, une censure automatique par l’auteur révèle la disparition du corps :
L’image s’était censurée d’elle-même à cause de la violente douche de lumière sur le champ opératoire, qui transformait la zone saignante et la boucherie en une zone abstraite, incandescente, comme un torrent de lumière qui jetait des rayons au niveau du cou. Avec tout un système de caches improvisé par les blouses des infirmières qui s’interposaient entre l’angle voyeur et ce qu’on avait envie de regarder ou de ne pas voir une fois pour toutes, l’opération dissimulée de surcroît par le chirurgien et son assistante qui ressemblaient maintenant à des Martiens cannibales penchés sur leur festin, l’image était devenue d’elle-même hitchcockienne, à mort. […] Là, cette dissimulation, qui nettoyait automatiquement l’image de son afflux de sang, faisait encore plus peur. (Guibert 1992, 42)
L’auteur tente d’oublier sa maladie dans ce livre, et c’est peut-être pour cette raison que le corps malade est retiré de son champ de vision narratif. En effet, L’Homme au chapeau rouge représente la pensée et l’idée de la mort à travers la fragmentation que l’on retrouve dans la linéarité temporelle de l’histoire avec une structure narrative fragmentée. Ainsi la narration discontinue évoque la crise identitaire de l’auteur à travers ces moments de silence dans la composition textuelle du récit. Hervé Guibert démontre ainsi sa volonté de ne pas raconter certains passages et de les laisser dans l’absence : « S’il n’était pas préférable de laisser l’épisode en blanc, plutôt que de s’escrimer à en relater un succédané, pâle, vidé de son intensité ? » (Guibert 1992, 109)
Confrontation à la mort
L’écriture a trois fonctions différentes dans l’œuvre guibertienne : premièrement, elle permet à l’auteur de se distancier des souvenirs les plus douloureux de la maladie, deuxièmement, elle l’aide à reconstruire son identité blessée par la maladie et, enfin, elle devient un moyen de préfigurer sa propre mort. L’auteur rencontre la mort de deux manières ; d’une part, en observant d’autres patients et en racontant leur état tout en le comparant à son propre destin par exemple en évoquant l’état dans lequel se trouve son ami proche Muzil (Michel Foucault) : « Je suis habilité complètement à écrire ça [sur la maladie et la mort de Foucault], parce qu’en fait, c’est mon propre destin et c’est ma propre mort que je suis en train de [raconter][2] ».
D’autre part, en ayant des pensées suicidaires et en stimulant sa propre mort. Ainsi, pour l’auteur profondément affectée par la maladie, l’écriture devient parfois plus précieuse que sa propre vie :
J’ai décidé d’être calme, d’aller au bout de cette logique romanesque, qui m’hypnotise, au détriment de toute idée de survie. Oui, je peux l’écrire, et c’est sans doute cela ma folie, je tiens à mon livre plus qu’à ma vie ; je ne renoncerai pas à mon livre plus qu’à ma vie, voilà ce qui sera le plus difficile à faire croire et comprendre. (Guibert 1990, 274)
Donc, l’œuvre d’Hervé Guibert, après le sida, devient l’exhibition de son corps malade, qu’il soit récit, photographie ou film ; dans sa dernière exposition, l’auteur montre une photo de lui-même nu sur une table de pierre, ce qui représente métaphoriquement l’anticipation de sa mort. La mort est révélée dans différents systèmes de représentations ; ainsi, dans son projet cinématographique La Pudeur ou l’impudeur il montre son corps diminué et révèle la réalité des traitements qui étaient assez méconnus à l’époque ; il évoque son désir, déjà présent dans La Mort propagande, de montrer « [s]a mort sur scène, devant les caméras. » (Guibert 2009, 10)
Ce film documentaire illustre le corps malade et les scènes deviennent parfois douloureuses, voire insupportables, jusqu’à ce que l’auteur montre sa fausse tentative de suicide par empoisonnement. Il décrit cette tentative dans son journal :
Avant-hier (le temps de s’en remettre), j’ai mimé mon suicide devant la caméra. Voilà une prise que je ne saurais pas refaire, sauf pour de vrai […] Je filmais le simulacre de mon suicide, inventant sur-le-champ, dans le champ, le coup de la roulette russe truquée avec les verres […]. J’ai inventé la suite, par mon jeu. (Guibert 2001, 414)
Cette scène, même fictive, représente pour l’auteur la vérité absolue de la maladie et la souffrance corporelle et la présence de la mort ; c’est en traversant ce « simulacre » qu’il réalise à l’avance sa propre mort et son suicide. De cette manière, non seulement il met en scène l’état de son corps malade, mais il échappe à la pensée et à l’angoisse de la mort en maîtrisant sa représentation avant qu’elle n’arrive pour de bon.
L’importance de la représentation visuelle du corps agonisantnt est particulièrement perceptible dans le lien qu’Hervé Guibert établit entre le corps et la photographie :
La photo marque la vie à la naissance, puis au mariage, ce sont les deux points forts. Entre-temps, comme la craie sur la toise, comme ces petites ciselures de croissance qu’on peut remarquer sur un os, à chaque anniversaire elle suit la poussée du corps, puis elle l’oublie, elle le dénie. Le corps adulte, le corps qui n’est plus vierge, le corps vieillissant tombe dans une trappe noire, il n’est plus photogénique. (Guibert 1981, 30)
À travers ce passage, l’auteur montre comment les modifications corporelles peuvent apparaître dans la photographie de la naissance à la mort ; il souligne également que « la dégradation des corps » (Guibert 1981, 51) se manifeste dans la photographie, qui devient pour lui un médium important pour représenter le corps mourant.
L’écrivain photographe utilise ainsi l’espace ouvert par l’intersection de multiples supports écrits et visuels, qui lui permet d’échapper au sentiment de la perte. Il examine souvent les métamorphoses de son corps comme il l’explique dans L’Image fantôme : « j’étais attentif aux transformations de mon visage comme aux transformations d’un personnage de roman qui s’achemine lentement vers la mort. » (Guibert 1981, 67)
Le sida façonne les états émotionnels, modifie radicalement les modes d’expression et de perception du monde, les relations avec soi-même et avec les autres. Frappée par la perspective de la mort, de la douleur et de la souffrance, ainsi que par les nombreuses répercussions sur l’activité sociale, la personne malade est ébranlée dans ses capacités à exercer un certain contrôle sur sa vie[3].
La mort sociale avant la mort physique
Outre la métamorphose physique, c’est aussi l’état psychique de l’auteur qui est affecté par la maladie et les difficultés qui y sont liées. En effet, c’est l’identité de l’auteur qui est brisée par la rupture créee dans la perception de soi.
Les changements physiques décrits et montrés par Guibert sont comme les signes d’une mort progressive dans une société qui n’est pas encore familiarisée avec cette maladie. Susan Sontag évoque le. Rapport qui existe entre des maladies telles que le cancer ou le sida, et une vision particulière de la mort :
À l’inverse de la mort douce associée à la tuberculose, le sida, comme le cancer, conduit à une mort « dure ». Les maladies métaphoriques qui hantent l’imagination collective aboutissent toutes à des morts « dures » ; ou envisagées comme telles. Être mortelle ne suffit cependant pas pour qu’une maladie engendre la terreur. (Sontag 1993, 156)
Dans cette perspective, la maladie est un élément puissant de la désidentification progressive que l’auteur met en scène au cours du récit ; le dévoilement de la désidentification se fait par un effet de renversement narratif, notamment dans L’homme au chapeau rouge où l’on assiste à l’effacement graduel de l’identité psychique de l’auteur. Cet effacement se réalise non seulement par l’absence de certaines scènes et la fragmentation mais aussi par l’identification du narrateur à des différents animaux au cours du récit. Ainsi, la désidentification de l’auteur révèle en quelque sorte la disparition et remet en scène la pensée de la mort.
De surcroît, certains comportements à l’égard des malades rendent leur situation encore plus compliquée ; le manque de respect envers les patients dans les hôpitaux est maintes fois démontré dans son travail. Il explique que les médecins le considéraient comme « un petit pédé infecté de plus qui allait de toute façon crever et qui [leur] faisait perdre [leur] temps. » (Guibert 1991, 68)
Dans une émission télévisée, montrant son visage émacié, Hervé Guibert révèle publiquement que sa contamination est liée à son homosexualité[4], ce qui choque davantage l’opinion publique. Il raconte également, comment la présence d’un malade devient indésirable dans la société :
Je m’étais assis de l’autre côté du couloir, les banquettes comprenaient à peu près six places, nous étions chacun tassé contre la vitre opposée, au départ le train était presque vide mais il se remplit rapidement tout au long de cette ligne de banlieue où les gens marchaient sur les voies, mais toujours ma banquette restait vide, personne ne voulait s’asseoir à côté ou en face de moi, même à proximité de moi, moi qui évitait pourtant de regarder qui que ce soit aux arrêts du train car j’avais compris dans une terreur ironique que les gens auraient préférés s’empiler sur les êtes les uns des autres plutôt que de prendre une place à l’aise à côté de ce type spécial dont leur distance me renvoyait l’image, ils étaient tous devenus de ces chats qui me fuient, des chats allergiques au diables. (Guibert 1990, 222)
Guibert prouve ainsi que le sida peut mettre en danger la vie du malade (« j’étais condamné par cette maladie mortelle » (Guibert 1990, 9)) : d’une part il doit supporter la souffrance qui fait surgir « la nécessité du suicide » (Guibert 1992, 56) et d’autre part, il doit accepter les prises de position de la société, mais aussi des responsables politiques qui, en dégradant collectivement les malades, contribuent à aggraver leur situation. Ainsi, le mercredi 6 mai 1987 à L’Heure de vérité, la grande émission politique d’Antenne 2 lance une nouvelle polémique sur le sida. Il adopte une position assez stricte contre les malades du sida, qu’il appelle les « sidaïques » :
Les sidaïques, en respirant des virus par tous les pores, mettent en cause l’équilibre de la Nation. […] Le sidaïque, […] il faut bien le dire, est contagieux par sa transpiration, ses larmes, sa salive, son contact. C’est une espèce de lépreux[5].
Cette difficulté sociale est le résultat des avis médicaux par des professionnels tels que le docteur Bachelot, « expert » du Front national en matière de sida qui déclarait dans Gai Pied indique [6] :
Les sidaïques sont de véritables bombes virologiques. On ne fera pas de progrès dans la lutte contre le sida sans isoler les patients. Il existe bien des centres anticancéreux ! Si on laisse les malades dans des hôpitaux généraux, ils seront mal soignés. Le personnel n’est pas assez compétent[7].
De sorte, la maladie « que tout le monde donnait encore pour incurable » (Guibert, 1990 : 9) transforme l’identité sociale de l’individu, car elle incite à mettre une distance entre les malades et le reste de la société et donne parfois lieu à des théories irrationnelles, comme le note Guibert : « Le sida, qui a transité par le sang des singes verts, est une maladie de sorciers, d’envoûteurs. » (Guibert 1990, 17)
Or, à cause de la maladie, soit le malade devient invisible[8], soit la peur qu’elle déclenche dans l’environnement du malade, affecte son identité sociale par « le rejet et l’exclusion ». (Al Saad Egbariah 2001, 87)
Dans cette perspective, d’un part, le regard des autres participe à cette transformation, comme l’énonce Hervé Guibert dans Le Protocole compassionnel « [l]e regard des autres me fait sentir moi-même une autre personne que celle que je croyais être, et qui l’est sans doute pour de vrai, un vieillard qui a du mal à se relever d’une chaise longue » (Guibert 1991, 141); d’autre part, c’est sa propre interprétation de son image dans le miroir qui informe la perception de soi après la maladie : « Ce visage décharné que le miroir chaque fois me renvoie […] ne m’appartient plus mais déjà à mon cadavre. » (Guibert 1990, 29)
L’importance du regard de l’autre est remarquable ; très malade et sous traitement, Hervé Guibert ne refusait pourtant pas les interviews et venait parler de ses livres à la télévision, pour renforcer son lien avec le public, surtout après la parution d’À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie ; un public qui se divise en deux groupes au niveau de la réception de ses œuvres :
Pour certains, il représente un bouleversant témoignage sur la maladie par un homme qui en médite les échéances. Pour d’autres, il s’intègre dans le projet littéraire d’un écrivain qui, depuis l’âge de vingt ans, transmue chaque étape de sa vie en épisodes de ses livres, et contribue à brouiller les lisières entre la littérature et l’existence, la fiction et la vérité, l’imaginaire et la mémoire, l’écriture et la voix. (Blanckman 2008, 89-90)
Le « je » autobiographique devient pourtant résistant aux tabous liés la maladie et à l’homosexualité, dans son face-à-face avec une maladie inconnue. En conséquence, l’identité personnelle se façonne par un double regard ; le regard intérieur de la personne atteinte par le virus, qui subit des transformations physiques et des douleurs, et le regard extérieur d’autrui, médiatisé par la société, avec parfois des divergences entre les deux : « On me disait mourant quand je me sentais bien […] » (Guibert 1991, 36-37). Ce « je » est analysé entre l’écriture, le médium photographique et filmique, le dispositif du miroir et les différents interviews ; autant des moyens par lesquels l’auteur affirme son existence dans un espace entre le réel et le fictif.
Rendre publique la dimension intime liée à l’approche de la mort, permet donc à Guibert de modifier la perception et la connaissance que le public a du sida et des malades ; il restitue leur dignité perdue à ceux qui sont méprisés pour cette raison.
La démarche narrative dans les récits de soi d’Hervé Guibert est inversée et se distingue de celle des autres écrivains de son époque. En effet, le jeune auteur, qui se trouve dans un état de perte physique, morale, sociale et familiale, au lieu de se cacher derrière des masques, des objets ou des barrages de silence, adopte la stratégie de la mise à nu par l’écriture (et aussi la photographie) ; ce projet soutient son objectif, qui est de révéler des aspects divers de sa personnalité et de ce qui la fait exister comme l’homosexualité, la maladie, les relations amoureuses, les traitements médicaux, la société et le regard qu’elle porte sur lui, ainsi que sa mort anticipée ou encore le suicide qu’il a programmé dans son film La Pudeur et impudeur ainsi que dans son livre La Mort propagande : « Qui voudra bien produire mon suicide, ce best-seller ? Filmer la piqûre qui donne la mort la plus lente, le poison qui pénètre avec le baiser en coulant d’une bouche à l’autre […] ». (Guibert 2009, 11)
Conséquemment, l’œuvre guibertienne qui se concentre sur l’histoire d’un « je » agonisant, devient le moyen idéal de mettre en scène l’épreuve difficile de la maladie et d’une mort qui le suit partout comme une ombre puissante dans son quotidien. Ainsi, son récit de soi devient la preuve de ce que Pontalis appelle « une nécrologie anticipée ». (Pontalis 1987, 52)
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Al Saad Egbariah, Abdelnasser, « Le sujet entre honte, maladie et exclusión, Histoire d’une adolescente, in ERES, n°153, p.87-97, 2001, disponible sur l’URL https://www.cairn.info/revue-dialogue-2001-3-page-87.htm.
Blanckeman, Bruno, Les Récits indécidables, Jean Echenoz, Hervé Guibert, Pascal Quignard, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2008.
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Guibert, Hervé, À L’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, Paris, Gallimard, 1990.
Guibert, Hervé, L’Image fantôme, Paris, Les Editions De Minuit, 1981.
Guibert, Hervé, Le protocole compassionnel, Paris, Gallimard, coll, Folio, 1991.
Guibert, Hervé, La Mort propagande, Paris, Gallimard, coll. L’arbalète Gallimard, 2009.
Guibert, Hervé, L’Homme au chapeau rouge, Paris, Gallimard, 1992.
Guibert, Hervé, entretien avec Donner Christophe, « Pour répondre à quelques questions qui se posent. » in La règle du jeu, n°7, 1992.
Hamarat, Natasia, « (Se) Mobiliser autour des transformations du corps suite à la maladie grave. Le cas des associations de femme atteintes de cancer du sein. » in Droit et Cultures, n°20, 2020, disponible sur l’URL https://journals.openedition.org/droitcultures/6422.
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Pivot, Bernard, (Entretien avec Hervé Guibert), Apostrophes, 16 mars 1990, disponible sur l’URL https://www.babelio.com/apostrophes.php?search=5968.
Pontalis, Jean-Bernard, « Dernier, premiers mots », in L’Autobiographie, VI e Rencontres ps ychanalytiques d’Aix-en -Provence, Paris, éd. Belles Lettres, coll. « Confluents psychanalytiques », 1987.
Porumb, Anca, « Hervé Guibert : de la quête identitaire au plaisir du corps », in Revue Analyse, vol.7, n°2, 2012.
Sontag, Susan , La Maladie comme métaphore, le sida et ses métaphores, (Christian Bourgois Éditeur 1989), Paris, Seuil, 1993.
Le Monde disponible sur l’URL http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/06/06/sida-trente-ans-de-lutte-contre-le-virus3425488.html.
[1] Même si les récits de soi qui parlaient du sida n’étaient pas nombreux à cette époque, nous pourrions pourtant en citer L’Accompagnement (1994) de René Ceccaty, Ève (1987) de Guy Hocquenghem, et La Maison Niel (1995) de Jean-Baptiste Niel.
[2]Bernard Pivot, (Entretien avec Hervé Guibert), Apostrophes, 16 mars 1990, disponible sur l’URL : https://www.babelio.com/apostrophes.php?search=5968. 6¢ 00²
[3] Natasia Hamarat, « (Se) Mobiliser autour des transformations du corps suite à la maladie grave. Le cas des associations de femme atteintes de cancer du sein. » in Droit et Cultures, n°20, 2020, disponible sur l’URL : https://journals.openedition.org/droitcultures/6422.
[4] Bernard Pivot, (Entretien avec Hervé Guibert), Apostrophes, 16 mars 1990, disponible sur l’URL: https://www.babelio.com/apostrophes.php?search=5968.
[5] L’article du Monde disponible sur l’URL : http://www.lemonde.fr/idees/article/2013/06/06/sida-trente-ans-de-lutte-contre-le-virus3425488.html.
[6] Le Gai Pied devenu Gai Pied Hebdo est un magazine français destiné aux homosexuels, fondé par Jean Le Bitoux en 1979 qui a cessé de paraître en 1992.
[7] Tomas Dupuy, « L’heure de vérité de Le Pen » in Genres LGBT, Novembre 2016, disponible sur l’URL: http://genres.centrelgbtparis.org/2016/11/01/lheure-de-verite-de-pen.
[8] Voir Claire Marin, Hors de moi, Paris, éd. Allia, 2008.