Depuis les années 2000, les spectateurs ont apprécié sur leurs écrans de télévision de nouvelles formes narrative de fictions. Effectivement depuis ces années, une nouvelle qualité narrative et esthétique est venue nourrir les réseaux et les consommateurs de fictions sérielles. Les années 80 et 90 ont été nommé le deuxième âge d’or de ce genre d’œuvres, qui selon Robert Thompson dans Television’s Scond Golden Age : From Hill Street Blues to ER, paru en 1997 et qui identifiait les années 1980 comme un “deuxième âge d’or” de la télévision. Contrairement au “premier âge d’or”[1], le deuxième a vu apparaît de nouvelles formes de narration dans les séries télévisées, avec l’apparition de séries chorales, des night-time soaps, des lignes narratives qui se prolongent de plus en plus systématiquement d’un épisode à l’autre, des séries innovantes en termes de narration et/ou de réalisation comme Capitaine Furillo, St Esewhere, Clair de lune et Twin Peaks. Ces séries ont montré déjà une nouvelle forme de qualité[2]. Dans les années 2000, Brett Martin définit un nouvel âge d’or des séries[3], c’est la naissance du troisième âge d’or qui évolue avec la technologie des écrans de télévision. Que cela soit les écrans à cristaux liquides, plasma en 3D, Blu Ray, la réception des séries a changé et avec elle le spectateur qui devient plus exigeant dans la qualité esthétique et narrative des séries.
« Ces dispositifs ont pris la tournure esthétique capable d’offrir de purs délices de sensualité contemplatives. Ainsi, les réalisateurs de télévision comme les directeurs de la photographie se sont libérés des contraintes imposées par l’obsolète et granuleux écrans en boîte – plan large, gros plan, gros plan, plan large, gros plan, gros plan, caméra inévitablement rivée à l’acteur qui a la réplique, le tout noyé par l’éclairage – et se sont rués sur les nouvelles possibilités. Désormais, ils pouvaient travailler avec le clair-obscur, une profondeur de champ hypnotique, de splendides plans larges s’étendant à l’infini, des plans à l’épaule de haut vol, toute la caisse à outils qui était autrefois l’apanage du seul grand écran »[4].
Ainsi, avec le troisième âge d’or, la mise en scène se rapproche de celle du cinéma, devenant plus subtile et plus esthétique, les auteurs, scénaristes, réalisateurs, peuvent utiliser tous les outils à la disposition du cinéma pour créer des œuvres sérielles.
Dans les œuvres sérielles, la représentation de la mort est très souvent une attente des spectateurs que celle-ci soit des protagonistes ou des antagonistes. Certaines séries ont d’ailleurs joué sur cette attente et sur le suspense de la mort de certains de leurs personnages. La représentation sérielle de la mort devient une attente insoutenable du spectateur et parfois même constitue à elle seule la formule de l’œuvre[5]. C’est le cas par exemple de Game of Thrones qui au fil de ses saisons offrent des morts de plus en plus attendues et surprenantes tenant ainsi en haleine le spectateur sur le suspense de la prochaine mort violente des protagonistes de cette œuvre. Parfois la mort devient le thème principal d’une œuvre sérielle comme c’est le cas de Six Feet Under. Cette série créée par Alan Ball prend pour sujet principal la vie d’une famille gérant leur entreprise de pompes funèbres. La mort est ici constante et fait partie de l’esthétique de l’œuvre, toutes les ouvertures d’épisodes commencent par une mort[6] qui sera l’élément instigateur de l’épisode, mais ce sont aussi les morts des personnages qui viennent agrémenter l’œuvre. Alan Ball choisi le cadre d’une entreprise familiale de pompes funèbres pour mettre en scène la place de la mort dans la vie n’est donc pas un choix purement circonstanciel, ni étrangement morbide, ni même décalé, puisque dans ce cadre-là, chaque membre de la famille vit et existe effectivement grâce à la mort dont il est si proche. Très souvent dans les séries du troisième âge d’or, la mort n’est pas une surprise, c’est un programme, et en ce sens, elle a une vertu politique ou religieuse : la mort donnée est un geste d’intégration sociale et de renforcement de la communauté. En effet, si la mort se donne plus qu’elle ne survient, si elle est un don, le récepteur n’est plus en mesure de répondre par un contre-don. Le don de la mort est un cadeau sans réplique. Il faut alors que le groupe prenne en charge le contre-don, et il voit ainsi confortées sa cohésion et son identité.
Dans les séries du troisième âge d’or la représentation de la mort est très attendue par les spectateurs, que celle-ci intervienne de manière hallucinatoire, sous forme de surprise pour prendre à contre-pied le spectateur ou encore dans un cliffhanger[7] pour le tenir en haleine pour le prochain épisode.
Dans certaines séries cependant la représentation de la mort ne se fait pas face caméra, certains réalisateurs d’épisodes ont su utiliser l’esthétique subtile du cinéma pour mettre en scène des morts, des disparitions importantes en revenant à une mise en scène non de la monstration, mais au contraire de la non-visualisation. La question que nous pouvons nous poser sur ce choix d’ordre esthétique est : que nous raconte-t-il sur ces œuvres mais aussi sur notre société ?
Pour cet article les séries qui vont être analysées sont The Wire (David Simon, Ed Burns, HBO, 2002-2008), The Deuce (David Simon, George Pelecanos, HBO, 2017-2019), Succession (Jesse Armstrong, HBO, 2018-2023), et The Last of Us (Craig Mazin, Neil Druckmann, HBO, 2023- ).
Les œuvres sérielles comme le cinéma sont, à la différence du théâtre, une opération explicite narrative liée au montage de la monstration ancrée à la mise sur film. Au théâtre il n’y a que monstration et chaque fois unique, à chaque représentation, alors qu’au cinéma et dans les séries la monstration est suivie d’une opération ultérieure, lieu narratif par excellence, après avoir été dépouillée de sa dimension présente par la mise en image. Quant à l’opération narrative liée au montage, elle ressemble si fort à la narration scripturale que les critiques de cinéma ne se privent pas de parler de l’écriture filmique ; toutefois, elle en diffère à tel point par son articulation sur la monstration – elle-même d’un genre si particulier – que tout ré-assujettissement du filmique au littéraire est à jamais interdit. La monstration désigne, selon Noël Nel, le geste de montrer et de démontrer des images à l’aide d’indices d’ostentation et d’opérations symboliques. Cette notion définie donc une énonciation visuelle, car elle institue « du même geste un sujet montreur et un sujet observateur dans une situation particulière »[8]. Or quand la monstration ne se démontre pas comme nous allons le voir, l’énonciation visuelle devient un moyen de communication en soi. Merleau-Ponty pense que le cinéma est un art de la perception et de la monstration ; il nous présente dans notre être-au-monde et nos rapports aux autres ; plutôt qu’une vision interne il doit représenter des comportements, communiquer le sentiment à travers eux et non tenter de le représenter lui-même : le vertige est mieux rendu par « ce corps déséquilibré qui se tord sur un rocher, ou on ne sait quel bouleversement de l’espace »[9]. Laffay va dans le même sens lorsqu’il affirme que « C’est une erreur de vouloir traduire à l’écran l’enchaînement de la passion par l’expression d’elle-même. Un amour, par exemple, devrait être pris cette fois uniquement de l’extérieur, comme chose cosmique, liée au monde, au printemps, à la beauté visible »[10]. Dans la plupart des œuvres sérielles comme dans beaucoup de film, la violence et la mort sont représentées de manière frontale, sortes de catharsis liées à la monstration pour le spectateur. Mais ici, ce qui nous intéresse se sont justement les moments dans des œuvres audiovisuelles où la monstration ne se marque pas frontalement mais subtilement, pour créer de pur moment de contemplation esthétique.
L’infilmé du hors-champ
Pour André Bazin[11], à l’inverse du cadre pictural centripète (qui ferme le tableau sur l’espace de sa propre composition), le cadre filmique est centrifuge : il amène à plonger à l’intérieur de l’image, à regarder virtuellement au-delà de ses bords – ledit cadre fonctionnant davantage comme un cache vis-à-vis de l’espace réel représenté. De façon plus pragmatique, Noël Burch[12] insiste de son côté sur le hors-champ en tant qu’outil de composition spatiale de la mise en scène, exploitable à des fins immédiates d’expressivité scénographiques. En prenant appui sur l’étude de Nana de Jean Renoir (1926), il construit une typologie détaillée des différentes portions du hors-champ, au nombre de six : les quatre côtés du cadre + derrière le décor visible + derrière la caméra. Il analyse ensuite le rôle des procédés visuels (entrées et sorties de champ, regards dirigés vers le hors-champ, etc.) qui, en mobilisant les éléments invisibles localisés dans ces six portions, dotent les espaces adjacents au cadre d’une « existence spécifique et primordiale ». Pour Burch, ce type d’existence reste toutefois intermittent, en tant qu’il dépend d’opérations ponctuelles de la mise en scène ; il ne découle pas naturellement (et continuellement) de l’ontologie du film.
Le terme hors-champ est utilisé dans le domaine du cinéma et des séries pour décrire une situation où la mort d’un personnage se produit en dehors de l’écran ou en dehors de la vue des spectateurs. Cela signifie que la mort est suggérée mais n’est pas montrée directement à l’écran. Dans le contexte des séries, la mort hors-champ peut être utilisée pour diverses raisons. Parfois, c’est une décision artistique visant à susciter l’imagination des spectateurs et à leur permettre de remplir les détails de la mort sur leur propre interprétation. Dans d’autres cas, cela peut être dû à des contraintes de budgets ou de censures, où il est préférable de ne pas montrer explicitement la mort d’un personnage. Les séries peuvent indiquer la mort d’un personnage en utilisant des dialogues, des réactions des autres personnages ou des annonces de décès. Une technique courante consiste à montrer un personnage principal recevant un appel téléphonique ou un message d’alerte qui les informe du décès d’un proche. Le public peut entendre la voix de l’appelant ou voir la réaction du personnage sans voir directement la scène de la mort. Les séries peuvent utiliser des flashbacks ou des souvenirs pour révéler la mort d’un personnage. Par exemple, un personnage peut se remémorer des moments passés avec le défunt ou des indices sur la manière dont il est décédé.
Dans le contexte de la série The Last of us, qui est un récit postapocalyptique mettant en scène une pandémie zombie, l’esthétique du hors-champ peut être utilisée pour créer une atmosphère de tension et de danger constant. Par exemple, la présence de créatures infectées ou de situations dangereuses peut être suggérée par des bruits, des ombres, des réactions des personnages ou des indices visuels. L’esthétique du hors-champ peut également être utilisée pour souligner l’importance des moments de calme et de contemplation dans la série, en permettant au public de remplir les vides avec leur propre imagination et de réfléchir aux implications émotionnelles des événements.
Dans cette série, basée sur le jeu du même nom, la représentation de la mort est un élément central de l’histoire postapocalyptique. La série explore les thèmes de la survie, de la perte et des conséquences émotionnelles de la mort. La série présente la mort de personnages importants, qu’il s’agisse de personnages principaux ou secondaires. Ces décès peuvent être montrés à l’écran de manière réaliste ou suggérés par des indices visuels, des réactions des personnages ou des dialogues. La série explore les répercussions émotionnelles de la mort sur les personnages survivants. Les deuils, la culpabilité, le traumatisme et la recherche de sens sont des thèmes importants dans la représentation de la mort. La série examine également les motivations des personnages qui causent la mort d’autres personnes. Les motivations peuvent varier, allant de la simple survie à des motifs plus complexes, ce qui permet de réfléchir aux nuances morales et éthiques dans un monde postapocalyptique. La mort est étroitement liée à d’autres thèmes explorés dans la série, tels que la moralité, la compassion, l’espoir et la valeur de la vie. La série soulève des questions sur la signification de la mort dans un monde dévasté et sur la façon dont les personnages y réagissent. La représentation de la mort dans The Last of Us est souvent intense, émotionnelle et révélatrice des défis auxquels les personnages sont confrontés. Elle contribue à créer une atmosphère sombre et immersive tout en explorant les aspects complexes de la survie et de la condition humaine. Dans l’épisode trois de la saison un, le procédé du hors-champ a suscité beaucoup de réactions dans la presse et a amené la série vers une autre sphère plus artistique. Dans cet épisode, les deux personnages principaux sont presque absents et le réalisateur choisit de se concentrer sur deux protagonistes secondaires. L’épisode suit Bill un survivaliste qui est resté seul dans une ville et l’aménage pour se protéger, lorsqu’il va rencontrer Franck, une liaison entre les deux hommes naît et pendant toute la durée de l’épisode, le spectateur va découvrir sur des dizaines d’années la vie de ces deux hommes. Néanmoins, un cancer vient changer les choses et Franck, diminué par la maladie, va demander à Bill de l’aider à mourir. Lors d’un dernier repas Bill va mélanger le médicament dans une bouteille de vin et va lui-même en boire, se suicidant avec Franck dans un dernier geste de romantisme. L’intérêt de cet épisode est justement dans le hors-champ puisque, une fois le repas finit les deux personnages vont se diriger vers la chambre et fermer la porte. Lorsque Joel et Ellie arriveront à la maison, une lettre leur indiquera de ne pas ouvrir la porte, les deux corps restant ainsi dans le hors-champ. La subtilité de la mise en scène est justement de ne pas montrer les corps, de ne pas être dans la monstration. Le dernier plan de cet épisode est révélateur puisque, dans un surcadrage presque poétique, le spectateur voit la voiture des deux protagonistes quitter la ville depuis la chambre tandis qu’un léger vent fait vibrer le rideau, laissant les deux corps en décomposition dans le hors cadre et créant ainsi une forme de poésie dans ce hors-champ. Les créateurs de la série reproduisent d’ailleurs cet effet quelques épisodes plus loin dans l’épisode 5. Joel et Ellie rencontrent Henry et Sam, deux frères dont le plus petit Sam est sourd, les quatre personnages font équipe pour quitter la ville, mais lors d’un combat avec les créatures Sam se fait mordre et va muter. Son frère Henry le tue puis se suicide, mais comme dans l’épisode 3, les réalisateurs ne filment pas la mort directement et au contraire la laisse dans le hors-champ car trop brusque, trop violente. Le hors-champ permet ainsi de filmer la réaction des deux protagonistes. L’idée de l’infilmé de la mort dans le hors champ dans The Last of Us peut être vu comme une protection, pour Ellie, mais aussi pour le spectateur. Ce qui est intéressant, c’est le choix des créateurs de ne pas filmer la violence présente dans le jeu vidéo mais au contraire de choisir, le hors-champ comme une protection et une non vision de la mort trop violente.
L’ellipse
La représentation de la mort par ellipse dans une série se produit lorsqu’un personnage meurt, mais que cet événement est montré de manière indirecte ou suggérée, plutôt que d’être dépeint de manière explicite à l’écran. Cela peut se faire de différentes manières :
♦ Ellipse temporelle : la série peut sauter dans le temps après la mort du personnage, montrant les réactions et les conséquences de cette mort sans en montrer directement les détails. Par exemple, on peut voir les personnages en deuil, les funérailles ou les discussions sur ce qu’il s’est passé, mais pas l’instant précis de la mort.
♦ Ellipse visuelle : la caméra peut suggérer la mort d’un personnage sans la montrer explicitement. Par exemple, on peut voir un plan d’une pièce vide avec des signes évidents de violence ou de chaos, ou bien des indices visuels qui impliquent la mort, comme du sang sur le sol ou des objets renversés.
♦ Ellipse narrative : la série peut simplement omettre de montrer la mort d’un personnage, en laissant les spectateurs deviner ce qui s’est passé. Par exemple, un personnage peut être vu pour la dernière fois dans une situation dangereuse ou menaçante, puis dans les épisodes suivants, les autres personnages réagissent à sa mort sans que nous ayons vu directement ce qu’il s’est passé.
L’utilisation de l’ellipse pour représenter la mort dans une série crée du suspense, susciter l’imagination des spectateurs et laisser places à leurs interprétations personnelles. Cela peut également être dû à des contraintes de production ou à des choix artistiques spécifiques de la part des créateurs de la série.
La narratologie du cinéma a repris la notion d’ellipse à l’identique de la théorie littéraire. On parle d’ellipse chaque fois qu’un récit omet certains événement appartement à l’histoire racontée, « sautant » ainsi d’un événement à un autre en exigeant du spectateur qu’il comble mentalement l’écart entre les deux, restituant les chaînons manquants. Noël Burch[13] a proposé de distinguer les ellipses courtes et mesurables des ellipses indéfinies, la première jouant par rapport à une continuité spatiale locale virtuelle, la seconde étant « au niveau du scénario » et s’accompagnant souvent d’indications supplémentaires, dont la forme la plus brute fut donnée, à l’époque muette, par des cartons du type « quinze jours plus tard ». Il en existe évidemment beaucoup d’autres formes, certaines subtiles, et certains styles cinématographiques sont partiellement définis par leur traitement de l’ellipse : le film noir américain des années 1940 la pratique pour maintenir le spectateur dans l’expectative et dans l’ignorance, tandis que le film « littéraire » des années 1960 joue sans cesse de façon ironique, distanciée, de l’impossibilité fondamentale qu’il y a à vraiment combler une ellipse, dès que le programme narratif s’écarte des conventions les plus communes[14].
La série télévisée The Wire est saluée pour son approche réaliste et son traitement nuancé des thèmes sociaux complexes. L’esthétique de l’ellipse, c’est-à-dire l’utilisation de sauts temporels ou d’omissions dans la narration, est également présente dans la série pour renforcer son réalisme et sa profondeur. La série utilise des ellipses pour montrer le passage du temps entre les épisodes ou les saisons. Ces sauts temporels permettent de faire avancer l’histoire sur une période plus longue et de montrer les conséquences des actions des personnages au fil du temps. L’esthétique de l’ellipse est utilisée pour sauter des moments de transition ou des événements moins pertinents pour l’intrigue principale. Cela permet de se concentrer sur les moments clés et les développements importants de l’histoire, en évitant les détails superflus. Elles indiquent aussi des changements importants dans la vie des personnages ou dans les lieux de l’action. Par exemple, les ellipses peuvent montrer des évolutions dans les relations, des changements de carrière ou des transformations dans les quartiers de la ville. L’ellipse dans la série laisse parfois des éléments de l’intrigue ou des conséquences implicites, ce qui encourage le spectateur à combler les vides et à faire des déductions. Cela permet d’impliquer davantage le public dans l’histoire et de lui donner un rôle actif dans la compréhension des nuances et des complexités de l’intrigue. De même, elle contribue à renforcer son réalisme et son authenticité. Elle reflète la nature complexe de la réalité sociale, où tous les détails ne sont pas toujours expliqués ou montrés, et où il faut parfois combler les lacunes pour comprendre pleinement les dynamiques en jeu. L’ellipse ajoute une couche de réalisme et de subtilité à la narration, en invitant le spectateur à interpréter et à connecter les éléments de l’histoire de manière plus active.
Comme pour l’ellipse dans The Wire, l’esthétique du hors-champ contribue à la représentation complexe de la vie urbaine et des différents systèmes qui la façonnent. La série utilise cette technique pour suggérer des personnages et des situations qui ne sont pas directement représentés à l’écran. Par exemple, des conversations téléphoniques peuvent être entendues sans montrer les interlocuteurs, laissant le public imaginer les scènes et les personnages concernés. Elle encourage aussi le public à être actif dans sa compréhension de l’histoire. Le spectateur doit combler les vides et tirer des conclusions en se basant sur les indices visuels, les dialogues et les conséquences des événements hors-champ. Celui-ci est utilisé pour montrer des aspects de la vie quotidienne des personnages qui ne sont pas directement liés à l’intrigue principale. Cela permet d’élargir la perspective sociale de la série en montrant les réalités de la vie urbaine dans différents quartiers et milieux sociaux. L’esthétique du hors champ donne l’impression que le monde de la série existe au-delà de ce qui est montré à l’écran. Elle souligne le fait que les événements et les dynamiques sociales se déroulent en dehors du cadre de l’histoire principale, permettant ainsi de créer cette sensation de réalisme et de profondeur recherchées avec le hors-champ. Et elle permet d’explorer et de commenter différents systèmes sociaux, tels que les institutions gouvernementales, les forces de l’ordre, les médias, l’éducation, etc. Les conséquences des actions ou des décisions prises hors-champ sont souvent ressenties et reflètent les complexités et les dysfonctionnements des systèmes en question. Cette esthétique incite le public à s’engager activement dans la série, à tirer des conclusions pour comprendre les conséquences des événements hors-champ.
Dans la série, la mort est un thème récurrent et sa représentation contribue à la compréhension des enjeux sociaux et des systèmes en place. La série expose de manière crue et réaliste la violence urbaine et ses conséquences mortelles. Les meurtres, les fusillades et les règlements de compte font partie intégrante de l’intrigue et sont représentés avec un réalisme saisissant. La série explore l’impact de la mort sur la communauté, en montrant les réactions des proches et des victimes, les funérailles, les rituels de deuil et les conséquences émotionnelles pour les personnages. La mort est présentée comme un événement dévastateur qui affecte non seulement les individus, mais aussi tout le tissu social. La série examine également les complexités morales entourant la mort. Elle explore les motivations et les conséquences des meurtres, les dilemmes auxquels sont confrontés les personnages et les conflits moraux qui en découlent. La mort n’est pas seulement une question de bien et de mal, mais est souvent liée à des enjeux plus profonds et complexes. The Wire cherche à représenter la mort de manière réaliste, sans la glorifier ni la dramatiser à l’excès. Cela crée un impact émotionnel fort, rappelant aux spectateurs la tragédie quotidienne qui se déroule dans les quartiers marginalisés. Elle est souvent utilisée pour mettre en évidence les problèmes sociaux plus larges qui contribuent à la violence et aux décès. Elle permet de montrer les conséquences de la criminalité, de la pauvreté et des inégalités sociales sur la vie des personnages. La mort dans la série est souvent utilisée comme un élément narratif significatif, contribuant à l’évolution de l’intrigue et au développement des personnages. Elle peut servir à illustrer les enjeux de pouvoir, les conflits moraux ou les cycles de violences présents dans la série.
Cela crée une interaction active entre la série et le public, qui est invité à interpréter les conséquences et les répercussions de la mort qui a eu lieu hors cadre. Cette utilisation renforce son réalisme et son authenticité. La série cherche à représenter la vie urbaine telle qu’elle est réellement, et il est courant que de nombreux actes de violence et de meurtre se produisent sans témoins directs. Le hors-champ reflète cette réalité et donne un sentiment de véracité à la série. Cela participe aussi pour créer un effet de surprise. Lorsqu’un personnage important meurt hors champ, cela peut surprendre et choquer le public, renforçant ainsi l’impact émotionnel de l’événement. En laissant certaines morts hors champ, la série se concentre davantage sur les conséquences et les réactions des personnages survivants. Elle examine les répercussions émotionnelles, les enquêtes et les efforts déployés pour comprendre les circonstances de la mort. Parfois un personnage peut simplement disparaître de l’intrigue sans qu’il soit explicitement montré ou expliqué ce qui lui est arrivé. Cette disparition soudaine peut suggérer qu’il est décédé, laissant les détails et les circonstances de sa mort à l’imagination du spectateur. L’utilisation de l’ellipse pour représenter la mort permet de se concentrer sur les répercussions émotionnelles que cela a sur les autres personnages. Les moments suivants l’ellipse montrent souvent les personnages endeuillés, en deuil ou réagissant à la nouvelle de la mort, mettant ainsi en évidence l’impact émotionnel de la perte. Cela permet d’explorer les conséquences de la mort sur la dynamique de l’intrigue et sur les relations entre les personnages. Les réactions et les actions des personnages après l’ellipse peuvent révéler des informations sur la manière dont la mort a affectée leur vie et leurs choix. Dans la saison 1, l’amant d’Omar se fait tuer dans une ellipse, alors qu’il est dans un bar, une voiture s’arrête avec Stringer Bell, l’épisode se coupe ici et le début de l’épisode suivant le spectateur découvre un corps torturé et mort sur le capot d’une voiture, celui de l’amant. Dans la saison 2, c’est Frank Sobotka, syndicaliste qui suit les gangsters le long d’un quai et dans la suite de l’épisode les dockers sont penchés au-dessus de l’eau en larme, le corps de Frank y flotte, torturé, la gorge tranchée. « Pour Frank, la scène insiste sur la sidération de tous ses collègues devant la révélation de son corps torturé lorsque les sauveteurs le sortent de l’eau du port. La dimension pathétique de la scène est alors soulignée par le mouvement ascendant de la caméra, placée sur une grue, la distance permettant d’insister sur l’encadrement du corps par le groupe, composition symbolique pour ce personnage entièrement voué à la cause syndicaliste »[15]. De même dans la saison 3, alors qu’une zone de non-droit appelé Hamsterdam, permet aux drogués de venir consommer sans craindre la police, Johnny, meilleur ami de Bubbles, vit pendant quelques temps dans ce lieu, qu’il considère comme un paradis. Alors que le spectateur ne le voit plus pendant quelques épisodes, il découvre son corps dans le dernier épisode de la saison, sans vie, mangé par les rats, pendant que les policiers démantèlent le quartier.
The Wire maintient une certaine forme de réalisme et de complexité. Dans la vie réelle, nous ne sommes pas toujours témoins de la mort d’une personne ou de ce qui se passe exactement. L’utilisation de l’ellipse reflète cette réalité et ajoute une couche de complexité à la série.
Dans la série télévisée The Deuce, l’esthétique de l’ellipse est utilisée pour plusieurs raisons afin de raconter l’histoire de manière efficace et captivante. Tout d’abord, l’esthétique de l’ellipse permet de condenser le temps et de sauter certains événements qui pourraient être moins pertinents pour l’intrigue principale. Cela permet aux créateurs de la série de se concentrer sur les moments les plus significatifs et de maintenir le rythme narratif. Par exemple, on peut voir des ellipses temporelles entre les saisons, où plusieurs années peuvent s’écouler entre deux épisodes. Cela aide à montrer l’évolution des personnages et des enjeux sans avoir à tout montrer en détail. En utilisant l’ellipse, la série peut également créer un sens de mystère et de curiosité chez les téléspectateurs. Lorsque l’on saute des événements clés, on crée une attente pour savoir ce qui s’est passé pendant cette période et comment cela affecte les personnages. Cela peut également permettre des retournements de situation surprenants, car le public n’a pas eu connaissance de tous les événements qui ont conduit à un certain point de l’intrigue. De plus, cette esthétique peut être utilisée pour suggérer des changements sociaux, culturels ou politiques qui se produisent en arrière-plan. Par exemple, en sautant d’une époque à une autre, la série montre l’évolution au fil du temps du paysage urbain ou l’industrie du porno. Cela crée une toile de fond riche et immersive pour l’histoire principale.
Dans The Deuce, lorsqu’il s’agit de la mort l’ellipse peut refléter le contexte social de l’époque et les réalités de l’industrie du porno dans le quartier de Time Square. Dans cet environnement, où la vie est souvent instable et volatile, la mort peut survenir rapidement et sans avertissement. L’ellipse peut donc être utilisée pour refléter cette dure réalité et souligner la fragilité de la vie dans ce milieu. Dans The Deuce, la mise en scène de la mort liée au sida est réalisée de manière délicate et émotionnelle, reflétant l’impact dévastateur sur les personnages et leur communauté. La série utilise différentes techniques de mise en scène pour représenter la mort liée au sida de manière évocatrice. Tout d’abord, elle se concentre souvent sur les réactions émotionnelles des personnages lorsqu’ils apprennent le diagnostic ou la mort d’un proche. Les expressions faciales, les regards remplis de tristesse et de choc, ainsi que les silences pesants, sont utilisés pour transmettre la douleur et la perte profonde associées à la maladie. En outre, The Deuce utilise également des séquences visuelles symboliques pour illustrer la mort liée au sida. Par exemple, des plans mettant en évidence la solitude et l’isolement des personnages malades sont utilisés pour renforcer l’idée de l’impact social et émotionnel de la maladie. Des images de personnages affaiblis, de lits d’hôpital vides ou de salles d’attente silencieuses peuvent être utilisée pour représenter la fragilité de la vie et le sentiment d’impuissance face à la progression de la maladie. Dans cette série, la mort est une pause, un soupir, le repos d’un récit qui profite de ce moment de silence pour reprendre des forces, et repose aussi bien le regard que l’esprit du spectateur. « L’infilmé de la mort ne fait rien d’autre que traduire cette localisation impossible, ce « rien de toute contrée ». En l’instant de la mort, ellipse entre les ellipses, déplacement vers un hors-champ définitif, il n’est plus ni espaces ni temps, ni, à vrai dire, rien à raconter »[16]. Selon Jacqueline Nacache, pour développer ses propos ne pas montrer la mort, c’est déployer autour d’elle toute une philosophie rassurante. La mort n’est pas un danger, c’est à peine une menace ; lorsqu’on la voit, elle est chorégraphiée, de grands corps d’hommes qui s’écroulent à terre comme des arbres abattus, des femmes qui se laissent glisser à terre dans une ondulation serpentine qui ne gâte ni leur beauté ni l’ordre de leur toilette ; lorsqu’on ne fait que la deviner, ce n’est qu’un crépitement de balles sur la bande sonore, un regard hors-champ, une main qui se relâche, un objet familier qui s’échappe vers le sol ; cette mort laissée hors cadre se rapproche des figures musicales du silence beaucoup plus que de la césure. « La seule place assignable à la mort est au fond le non-lieu »[17]. Le petit ami de Paul atteint du sida, meurt dans ce non-lieu, le spectateur entend Paul au téléphone et dans l’arrière-plan, un lit médicalisé replié fait ainsi comprendre la perte de ce personnage. Le même procédé est utilisé pour Shay, une ancienne prostituée qui se trouve hospitalisée, lorsque Abby veut lui rendre visite, le lit d’hôpital est vide, refait par une infirmière. De même, l’ellipse est utilisée pour le meilleur ami de Vincent, Mike. Atteint lui aussi du sida, il demande à Vincent de lui trouver une cabane dans les bois pour mourir seul. Alors que Vincent lui rend visite, le spectateur constate depuis l’extérieur la dégradation de la cabane, la poussière et lorsque Vincent ouvre la porte et recul violemment à cause de l’odeur fétide du corps en décomposition, le corps n’est pas montré mais c’est la mise en scène qui fait comprendre la mort par le vide.
Or dans The Deuce, l’esthétique du non-lieu poétise l’espace de la mort, dans la dernière saison nombre de personnage sont atteints du Sida, la mise en scène ne s’attarde pas sur leur lente dégradation, ni l’instant de leur mort, leur dernier soupir, mais sur l’espace de leur absence, lit vide filmé à plusieurs reprise, porte que l’on ouvre et odeur qui fait reculer le personnage, dans cette série la qualité revient à la non monstration de la mort, au fait qu’elle se déroule dans une ellipse d’un épisode à un autre, d’un espace à un autre. La mort n’est pas filmée car c’est l’absence des personnages qui est importante montrant ainsi le temps qui passe et la nostalgie d’une époque pour les survivants vivant à travers les souvenirs de leurs compagnons de routes, comme le montre le dernier épisode faisant revenir les fantômes le temps d’une dernière promenade dans le quartier.
Le flou
La représentation de la mort dans le flou dans les séries fait référence à une technique visuelle où la mort d’un personnage est dépeinte de manière floue, ambiguë ou symbolique, plutôt que d’être montrée de manière explicite ou réaliste. Cela peut être réalisé de différentes manières :
♦ Flou artistique : la scène de la mort peut être filmée avec une mise au point floue ou une esthétique visuelle floue, créant ainsi une atmosphère onirique ou symbolique. Cela peut être utilisé pour représenter l’expérience subjective du personnage qui meurt, sa confusion ou son passage vers un autre état.
♦ Flou narratif : la série peut choisir de laisser la mort d’un personnage dans le flou en ne fournissant pas d’explications claires ou en laissant des éléments ambigus. Par exemple, on peut voir des indices visuels vagues ou symboliques qui suggèrent la mort, mais sans en donner une représentation concrète.
♦ Flou métaphorique : la série peut utiliser des symboles ou des métaphores visuelles pour représenter la mort d’un personnage, plutôt que de la montrer directement. Cela peut inclure des images telles que des plumes qui s’envolent, des horloges qui s’arrêtent, des fleurs fanées, etc., qui évoquent la fin de la vie sans l’illustrer explicitement.
La représentation de la mort dans le flou peut être utilisée pour créer une atmosphère plus poétique, symbolique ou émotionnelle. Elle permet également aux spectateurs d’interpréter la mort d’une manière plus personnelle et de réfléchir à sa signification. Cela peut aussi être utilisé pour éviter de montrer des scènes violentes ou choquantes, ou pour respecter les restrictions de la censure.
L’esthétique du flou dans la série Succession se manifeste à travers différents aspects visuels et narratifs qui contribuent à créer une atmosphère de tension et d’incertitude. La mise en scène de la série utilise des techniques esthétiques telles que la profondeur de champ réduite, des angles de caméras variés et des mouvements de caméra fluides pour créer une esthétique visuelle souvent légèrement floue. Cela peut donner une sensation de distorsion et d’instabilité, reflétant ainsi les conflits internes et les jeux de pouvoir au sein de la famille Roy. L’éclairage peut être utilisé de manière subtile pour renforcer l’esthétique du flou. Par exemple, des jeux d’ombres et de lumières peuvent créer des contrastes dramatiques et une atmosphère ambiguë, donnant une impression de mystère et d’opacité. Les dialogues dans la série sont souvent remplis de sous-entendus, de double sens et de non-dits, ce qui vient ajouter à l’esthétique du flou. Les personnages peuvent exprimer leurs intentions de manière voilée, laissant ainsi une part d’incertitude quant à leurs véritables motivations. Succession est connue pour ses nombreux retournements de situation et ses revirements inattendus. Cela crée une esthétique narrative du flou, où le public est constamment surpris et se retrouve dans l’incertitude quant à ce qui va se passer ensuite. De plus, les personnages de la série sont souvent ambigus et multidimensionnels, avec des motivations et des comportements qui peuvent sembler contradictoires, ce qui ajoute à l’esthétique du flou car il est difficile de déterminer leurs véritables intentions et leurs loyautés. Le flou dans Succession contribue à créer une atmosphère de tension constante, d’incertitude et de méfiance. Elle renforce également la complexité des relations entre les personnages et les enjeux du pouvoir au sein de la famille Roy.
Dans Succession, la thématique de la mort est abordée de manière complexe et explore les conséquences et les répercussions sur les personnages et leurs relations. La série utilise des événements symboliques pour représenter la mort sur le plan métaphorique. Par exemple, des changements de pouvoir, des pertes financières ou des trahisons peuvent être présentés comme des « morts » dans le sens où ils marquent la fin de certaines relations ou situations. Lorsque des personnages mineurs ou périphériques décèdent dans la série, cela peut avoir un impact émotionnel sur les personnages principaux. La mort peut révéler des vulnérabilités, susciter des conflits ou remettre en question les priorités des personnages. Succession aborde la question de la mort à travers la planification de la succession de l’entreprise familiale. Les personnages sont confrontés à des décisions et des luttes de pouvoir concernant la succession, ce qui peut générer des tensions et des intrigues. La mortalité et la finitude de la vie sont parfois évoquées dans des discussions entre les personnages, suscitant des réflexions sur le sens de la vie, la recherche du bonheur et la quête de pouvoir. La mort peut avoir des conséquences sur le statut social, la réputation et les affaires des personnages, ce qui crée des enjeux et des retombées dans l’univers de la série.
Dans l’épisode trois de la saison 4 de Succession, le moment tant attendu de la série arrive enfin, alors que les créateurs dès le premier épisode de la série avaient prévenus les spectateurs. Dès les premières images le personnage de Logan Roy meurt d’un arrêt cardiaque dans son avion privé, après trois saisons d’attente. Mais la subtilité de la mise en scène est de ne jamais montrer le corps mort de Logan Roy, le personnel de l’avion est au téléphone avec les enfants tandis que le corps est au sol dans l’arrière-plan et dans le flou, fragmentation des corps dans le bas du cadre et les changements de plan, ce personnage n’aura pas de dernière image et son corps sans vie ne sera jamais montré. L’utilisation du flou et l’absence de ce corps sans vie correspondent parfaitement à la persona du personnage. Logan Roy, monstre géant de charisme, homme fort, ne peut pas être montré sans mouvement et sans vie. Le flou décrit ici, le flou du spectateur et des personnages quant à la mort de cet homme fort charismatique que nous suivions depuis quatre ans. Si le flou contribue puissamment aux effets de contraction de l’espace dans les images de cinéma, c’est donc, la plupart du temps, d’une façon qui est perçue comme naturelle par le spectateur. Dans l’état le plus courant du mode d’expression cinématographique, le flou n’est pas là, à proprement parler, pour être vu lui-même. C’est lorsqu’il est attaché aux objets principaux de la représentation qu’il fait, le plus souvent, office de malfaçon, à moins bien sûr, d’être naturalisé par la narration (rêve, ébriété, vue subjective d’un personnage myope), etc. ou de constituer une passerelle entre deux séquences distinctes (comme dans le fondu enchaîné). Devenues des standards du mode de représentation dominant, ces manifestations du flou résultant d’intentions codifiées, ne perturbent plus la vision du spectateur. Pour Antoine Gaudin, : « De façon plus complexe, on note chez certains cinéastes la mobilisation d’une plastique du flou émancipée des conventions du découpage classique. Plus radicale sur le plan formel, cette démarche vise, au-delà de ses fonctions d’abstraction souvent soulignées, à définir dans le champ une zone d’activation pour certaines puissances spatiales propres au cinéma » [18]. Dans l’épisode de la mort du personnage, la puissance de l’image réside bien dans ce flou car même si le spectateur était dans l’attente de cet événement, l’idée de caché le corps, de ne pas montrer les derniers instants de vie de ce personnage, montre bien toute une esthétique de la subtilité des réalisateurs. Le désir de voir ce corps, si puissant pendant toute la série, inerte, sans vie, sorte de voyeurisme, de pulsion scopique propre au cinéma et aux séries n’est pas présent ici. Le spectateur doit alors, comme les enfants vivre avec la frustration de perdre un personnage si fort dans le flou et plus aucune image de lui vivante ne pourra remplacer cette vision de ce corps fragmenté et sans vie. L’infilmé de la mort est ici poétisé par la non monstration de ce corps sans vie.
La représentation de la mort dans les séries du troisième âge d’or, se fait très souvent dans un refus de la monstration et utilise plutôt celle de la poétisation de l’esthétique visuelle. Les créateurs et les réalisateurs de ces séries, choisissent souvent ces trois procédés pour filmer la mort de leurs personnages, subtilités de la mise en scène, du cadrage du montage, refusant alors ici la violence mais esthétisant les morts et les pertes par l’infilmé. Souci de réalisme et de vérisme, protection des spectateurs contre toutes formes de violence, ces séries amènent un questionnement sur la monstration. Cependant, dans ces mêmes séries analysées ici, on trouve également une déflagration de la violence, comme la fin de The Last of Us où Joel pris de rage fait un massacre dans un hôpital ou encore dans The Wire et The Deuce, dans l’avant dernier épisode de chaque saison, où des personnages principaux trouvent la mort dans une frontalité violente. Cette représentation de la mort peu utilisée dans ces séries donne alors lieu à une plus grande force esthétique, le refus de la monstration ne crée pas de charnier pour les personnages. Ces représentations de la mort paraissent en fait être préparées par les formes esthétiques de l’infilmé de la mort. Car en utilisant peu la frontalité violente, celle-ci devient pour le spectateur plus impactante, plus esthétique et narrative quant à la force des images et à leur impact émotionnel. L’infilmé de la mort, cette poétisation dans le hors-champ, dans le non-lieu permet en effet de créer des représentations de la mort plus subtile et délicate esthétiquement.
[1] Les spécialistes de la télévision parlent d’âge d’or de la télévision américaine pour désigner les années 1950, période où les programmes télévisés se sont véritablement détachés des programmes radiophoniques, utilisant les techniques du cinéma pour créer de nouveaux objets proprement télévisuels et créant les grands genres de la fiction télévisée :le sitcom avec L’extravagante Lucy, le drame policier avec Dragnet, la science-fiction avec La quatrième dimesion, mais aussi les grandes anthologies policières comme Alfred Hitchcock présente ou encore les premiers programmes destinés au jeune public avec Disneyland sur ABC. Tous ces programmes ont été reconnus par la critique comme des “classiques”, innovants et de grande qualité, révélant de grands scénaristes (Rod Serling, Paddy Chayesfsky, etc.) et de grands acteurs (Robert Redford, Steve McQueen, Clint Eastwood, etc.), marquant l’histoire et la mémoire de la télévision davantage que les programmes produits dans les années 1960 et 1970. Marjolaine Boutet, Histoire des séries télévisées, in Décoder les séries télévisées, (dir.) Sarah Sepulchre, DeBoeck supérieur, Bruxelles, 2017, p. 16.
[2] Flezur J., Kerr P. et Vahimagi T. Quality Television, MTM, Londres, BFI, 1984.
[3] Brett Martin, Des Hommes tourmentés, Le nouvel âge d’or des séries : Des Sopranos et The Wire à Mad Men et Breaking Bad, éditions de La Martinière, Paris, 2013.
[4] Ibid, p. 34-35.
[5] Pour Jean-Pierre Esquenazi, la sérialité télévisuelle apparaît plus rigoureuse que d’autres formes de sérialité parce que des obligations diverses ont conduit les programmateurs à bâtir des formules d’une précision remarquable. Par exemple, la durée de chaque épisode doit être absolument constante ; souvent aussi, pour les séries destinées à être coupées par la publicité, la cadence narrative de chaque épisode doit obéir à une prescription temporelle catégorique. Le mode de production audiovisuel qui déplace des équipes importantes et fréquemment renouvelées constitue une autre obligation de la sérialité télévisuelle : les décors ne peuvent être changés. Enfin et sans doute surtout, il faut à chaque série réussir à s’insérer dans les régularités téléspectatorielles rapidement. Épisode après épisode, aucune déviation par rapport à la formule originale de la série ne peut être tolérée : il faut donc que celle-ci soit d’une rigueur horlogère. Les séries télévisées, l’avenir du cinéma ?, Armand Colin, Paris, 2014, p. 28.
[6] « Surtout, le catalogue de morts grotesques dressé par les prégénériques de Six Feet Under ne peut manquer de rappeler l’essai de Montaigne « que philosopher, c’est apprendre à mourir ». Dans ce texte, Montaigne propose une longue liste d’anecdotes concernant des morts absurdes ou célèbres. Ainsi celle d’Eschyle, qui fut tué par une tortue lâchée par un aigle en plein vol. Ce qui rappelle le cas d’Anahid Havanessian, dans la troisième saison de la série, frappée par un morceau de glace bleue tombée d’un avion. Chez Montaigne, Aemylius Lepidus a trébuché sur le seuil de sa demeure ; Cornelius Gaius est décédé entre les cuisses d’une femme, le médecin Caius Julius a été frappé par la mort au moment même où il refermait les yeux d’un trépassé… Ce que Montaigne écrivait, Six Feet Under le montre : « Il est certain où la mort nous attend, attendons-la partout. » Et, de penser en toutes circonstances que Montaigne annule finalement cette attitude, jugeant qu’il ne sert à rien d’y penser en toutes circonstances et qu’il faut laisser faire la Nature, de même la série annule-t-elle peu à peu l’effet de son prégénérique ironique et paranoïaque. Nous voyons en effet les morts anonymes, les « autres » du prégénérique, rejoints lentement par des figures familières. Le premier mort est Nathaniel Sr, mais nous ne le connaissons pas encore :il était pour nous inconnu. En revanche, dès la première saison, Gabe est indirectement la cause de la mort du petit Anthony Christopher Finelli, qui joue avec son arme et se tue. Dans la deuxième saison, ce sont des patients de l’hôpital dans lequel travaille Vanessa. Au début de la troisième saison, c’est Nate qui meurt – mais qui se remet de l’arrêt de son cœur. Puis, la tante de Keith, Jeannette Bradford. Le cercle se resserre. Puis, il y a la mort de Bernard, le père de Brenda, en présence de ses proches. Le souvenir de la mort de Loretta, la mère de George. Fiona Kleinschmitt, le premier amour de Nate, qui fait une chute de montagne, alors qu’elle marchait avec Sarah… », Tristan Garcia, Six Feet Under. Nos vies sans destin, PUF, Paris, 2012, p.127-128.
[7] Le terme anglais de cliffhanger fait référence à un type de fin ouverte, lorsqu’un épisode s’achève à un point crucial de l’intrigue. Cet aspect est à relier au concept de « complexité narrative » définie par Jason Mittel. Les séries à narration complexe évitent les clôtures au sein de chaque épisode et redéfinissent sans cesse les formes épisodiques « à formule » sous l’influence de la narration feuilletonnante jusqu’à révéler (et se jouer de) leurs propres mécanismes de création.
[8] Noël Nel, « La Monstration de l’art dans les régimes scopiques contemporains », Publics et musées 1999, N°16/1, p. 79.
[9] Maurice Merleau-Ponty, « Le cinéma et la nouvelle psychologie », in Sens et Non-Sens, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1996, p. 125.
[10] Albert Laffay, Logique du cinéma, Masson, Paris, 1964, p.29.
[11] André Bazin, « Peinture et cinéma », in Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Cerf, 1985, p. 78.
[12] Noël Burch, « Nana ou les deux espaces », in Praxis du cinéma, Paris Gallimard, 1969.
[13] Burch, Ibidem
[14] Aumont Jacques, Marie Michel, Dictionnaire théorique et critique du cinéma, Nathan, Paris, 2002 p. 67
[15] Ariane Hudelet, The Wire, les règles du jeu, PUF, Paris, 2016, p. 159
[16] Jacqueline Nacache, Hollywood, l’ellipse et l’infilmé, L’Harmattan, Champs visuels, Paris, 2001,p. 299
[17] Ibid, p.300.
[18] Antoine Gaudin, L’espace cinématographique, Esthétique et dramaturgie, Armand Colin, Paris, 2018, p. 97