L’œuvre littéraire et cinématographique de Sembène Ousmane (1923-2007) partage avec la mort, un lien intime. L’ancien soldat de l’armée française, à jamais marqué par la Seconde Guerre mondiale, son horreur et sa violence, ressentira inlassablement un besoin de décrire l’indicible, la vulnérabilité des vivants, la fragilité de l’existence. Enveloppant et pénétrant les films Niaye (1964) et La Noire de… (1966), la mort deviendra le dernier recours de deux femmes qui, submergées par le réel et la vie, par le déshonneur et la servitude, s’écroulent, se disloquent, se désintègrent.
Mots-clefs : Sembène Ousmane – mort – suicide – femmes – cinéma –Afrique.
Summary:
The literary and cinematographic work of Sembène Ousmane (1923-2007) shares an intimate link with death. The former soldier of the French army, forever marked by the Second World War, its horror and its violence, will tirelessly feel a need to describe the unspeakable, the vulnerability of the living, the fragility of existence. Enveloping and penetrating the films Niaye (1964) and La Noire de… (1966), death will become the last resort of two women who, overwhelmed by reality and life, by dishonor and servitude, collapse, fall apart, disintegrate.
Keywords : Sembène Ousmane – death – suicide – women – cinema – Africa.
Il est des films hantés par l’ombre, le chant de la mort. Désillusions, drames, affres, angoisses et douleurs y résonnent ; révélant la limite, la finitude de l’existence. La plume, puis la caméra de l’écrivain et cinéaste sénégalais Sembène Ousmane ressasseront ainsi, inlassablement, la mort. Mobilisé, enrôlé dans l’armée française pendant la Seconde Guerre mondiale, il parcourt l’Afrique, et finit ses campagnes comme « Tirailleurs sénégalais » à Marseille en 1945[1]. Et de la guerre, ses horreurs, ses violences, il ressentira un besoin de décrire la souffrance, l’indicible, la douleur de vivre, le déchirement, la fragilité de l’existence. En côtoyant la mort, il a, souligne Samba Gadjigo, « découvert à la fois le sens de la vie et la valeur de l’Homme »[2].
Après avoir survécu aux atrocités de la guerre, il rentre au Sénégal, avant de repartir en France en 1948. Il s’installe à Paris, puis à Marseille où il devient docker. Durant cette période, il milite à la CGT, découvre le peuple français, fréquente les bibliothèques. Puis, s’inspirant de son expérience personnelle dans le port de Marseille, il publie à trente-trois ans son premier roman Le Docker noir (1956), racontant l’histoire de Diaw Falla, un docker victime d’un plagiat littéraire et se retrouvant au banc des accusés pour meurtre. Ce premier ouvrage enclenchera alors une série de morts dans ses romans, nouvelles et films.
Au milieu des années soixante, Sembène Ousmane vient ainsi au cinéma par la force d’un certain engagement, d’une volonté de décrire les réalités, convulsions et contradictions d’une Afrique en éveil. Dans son « Avertissement de l’auteur » de L’Harmattan (1964), il prévient : « La conception de mon travail découle de cet enseignement : rester au plus près du réel et du peuple. »[3]. Ainsi, puisera-t-il dans les vicissitudes de la vie, les luttes du quotidien, la vulnérabilité des vivants, la matière de ses films. Dès son premier court métrage Borom Sarret (1963) qui décrit la journée d’un charretier (Ly Abdoulaye) sans le sou ; apparaît déjà la danse lancinante de la mort. Au gré des trajets, sa charrette transporte des citadins, pauvres, riches, marginaux, des vivants et même des morts jusqu’au cimetière. Cette convocation de la mort entraînera celle de l’acte suicidaire, arrêt du temps, geste ultime de révolte, de transgression, de désespoir dans ses deux films de fiction suivants : Niaye (1964) et La Noire de… (1966).
Le philosophe Théodore Jouffroy avançait que « le suicide est un mot mal fait ; ce qui tue n’est pas identique à ce qui est tué »[4] dans son ouvrage Nouveaux mélanges philosophiques publié en 1842. En cela, en racontant, en enregistrant la mort de Ngoné War et Diouana, leur façon de mourir, leurs ultimes mots, Sembène Ousmane dépeint deux femmes aux prises avec cette dualité qui à la fois unit et fractionne l’être. La mort choisie deviendra le dernier recours de Ngoné War et Diouana contre leur détresse, leur solitude, leur lassitude de vivre. Et en chacune d’elles, se dénoueront deux fins distinctes entre l’esprit et le corps, l’une qui tue et l’autre qui est tuée.
Refus du déshonneur
Si la guerre, et son cortège de morts, lui infligent une douloureuse blessure, le témoin et survivant Sembène Ousmane n’aura de cesse de rendre hommage aux soldats broyés par le front. Le spectre de la guerre et de la mort hantera ainsi Niaye, version filmique en noir et blanc de la nouvelle Véhi-Ciosane, ou Blanche-Genèse (1965) imprégnée de la mémoire de l’un de ses amis de jeunesse, mort en combattant pour la France en 1954. « Il fut l’un de mes compagnons de toute ma jeunesse. Ensemble nous subîmes les épreuves initiatiques. Devenus hommes nos chemins se séparèrent. Il crut au Dieu du Gain, au bonheur avec Argent. Après la guerre 39-45, il s’engagea dans le corps expéditionnaire français. Il mourut sans le sou en Indochine, juin 54. À ce vieux Boca Mbar, Sarr Pathé »[5], lui écrit-il en guise d’épitaphe.
Au centre de l’intrigue de ce court métrage : le dépérissement, durant la période coloniale, d’une communauté villageoise après que le chef Guibril Guedj Diob eut engrossé sa fille Khar Madiagua Diob. L’action du film se déclenche par la voix du griot Déthyè Law (Sow) puis se déploie au gré du soliloque de l’épouse du chef, Ngoné War Thiandum (Mame Dia), jusqu’à la crise que constituera son refus de vivre. Descendant d’une prestigieuse lignée, Ngoné War est décrite comme « une noble entre les nobles ». Elle mène une vie exemplaire lorsque son destin bascule brusquement en apprenant la grossesse inattendue de sa fille cadette non mariée. Elle s’enquiert auprès d’elle, des femmes du village sur l’identité de l’auteur de ce forfait. Les suppositions affluent. Honteuse, elle se cache, n’ose affronter le regard des habitants de Santhiu-Niaye. Puis éclate cette terrible vérité qui l’anéantit, qui l’assassine : sa fille adolescente, victime d’abus incestueux, est enceinte de son père. « Yallah ait pitié de moi. Comment vivre avec les autres ? Cet acte comme un astre sur ma figure… Faut-il vivre pour s’accoutumer à cet acte immoral mettre fin à mes jours ? Yallah, je n’ai pas le choix. Tu nous as salis Guibril Guedj Diob », se lamente-t-elle. Commence alors, par la violente intériorisation du déshonneur, l’agonie de Ngoné War. Un sentiment de pesanteur et de désespoir la dévore, l’envahit si fort qu’elle est comme précipitée au fond d’un abîme. Car, dans les sociétés Ouolof et Toucouleur du Sénégal, indique Abdoulaye Ly, « tout fait qui effectuait, volontairement ou non, une brèche dans l’intégrité de la personne était considérée comme un Gatyé (honte-déshonneur) et conduisait au suicide » [6].
À l’écroulement de son monde s’ajoute, pour Ngoné War, le silence assourdissant des Anciens du village, préférant vaquer à leurs occupations, se distraire, et fermer les yeux sur l’« abominable acte »[7] de leur chef. Elle assiste alors, impuissante, à la dégénérescence des valeurs morales, à la ruine de ses idéaux. Et rêve désormais de voir disparaître ce village, marqué du sceau de la fatalité, de la désolation, de la décomposition, qui l’emmure, lui tourne le dos. Alors que les longues journées d’errance réveillent le sentiment de solitude, les angoisses, les élans d’absence, les ténèbres et le désir de mort ; vient ensuite le temps des auto-accusations, de la foudroyante culpabilité : « Yallah n’avais-je pas obéis, veillé à tes commandements ? N’ai-je pas été bonne épouse ? Mère exemplaire ? […] quelle honte pour les miens et ceux à venir. » Son drame souterrain éteint inéluctablement la vie en elle, détache son esprit de son corps. Alors, puisqu’elle s’écroule sous le poids du déshonneur, de la ruine familiale, elle cherche, en vain, le réconfort de son fils aîné et héritier Tanor Ngoné Diob (Modo Séne). Pour le prestige et la gloire de leur famille, Guibril avait envoyé leur fils combattre pour l’armée française. Au lieu du retour héroïque et glorieux escompté par ses parents, l’ancien soldat revient fou de la guerre, des champs de bataille et leur violence. Transformé, fragmenté, il devient la risée de Santhiu-Niaye. Dans les dédales de la solitude, Ngoné War dépérit, submergée de honte : « Je ne puis lui dire un mot. Est-ce cela les lauriers de la guerre pour une mère ? L’indignité me dévore. De la guerre pour les autres, mon fils m’en est revenu méconnaissable. Ma fille pour qui je rêvais d’un mari égal à elle de rang, son père, mon mari l’engrossa. Moi, de la plus vieille noblesse du pays, je ne peux survivre à ce déshonneur ».
Haïssant désormais sa chair, son corps subissant l’opprobre et partageant la couche d’un homme pour lequel elle éprouve du dégoût, elle choisit de le détruire. Si la devise des siens était « plutôt mourir mille fois de mille manières plus affreuses l’une que l’autre que de supporter un jour un affront », seule la mort de la femme humiliée par le déshonneur peut désormais restituer à la noble Ngoné War sa dignité. Telle une morte vivante, terrassée par son combat intérieur, elle se dirige discrètement et fatalement à l’extérieur du village. « Voilà les arbres. Leurs feuillages malaxés sont foudroyants. Vivre, je ne le peux plus. Demain, le soleil se lèvera sur mon corps inerte, confesse-t-elle, Yallah pardonne-moi, je ne peux pas vivre avec le déshonneur. » Son empoisonnement, signifié par une ellipse, est révélé à la communauté, la pointe du jour, par sa griotte Gnagna Guissé (Astou Ndiaye). Le suicide de Ngoné War est suivi du meurtre de son époux par leur fils Tanor, manipulé par son oncle Medoune Diob convoitant le trône. Plus tard, les Anciens du village finiront par se débarrasser du parricide Tanor, exclure le frère usurpateur Medoune, et bannir la victime Khar et son nouveau-né. Le désespoir se mue toutefois en espérance, Véhi-Ciosane (Blanche genèse) la petite-fille de Ngoné War incarnant désormais la lueur d’un autre monde reconstruit sur les ruines de cette communauté villageoise en décomposition.
« Avec Niaye, je tente quelque chose de nouveau, qui s’approche je l’espère, d’une vision purement africaine des faits. L’histoire est ici vue de l’intérieur, par des Africains eux-mêmes. Et j’avoue être assez inquiet des incompréhensives que pourra rencontrer ce conte populaire conçu selon l’antique tradition africaine » [8], confiait Sembène Ousmane. Enraciné organiquement au terroir qui l’alimente et le régénère, le film, empreint de poésie, d’épure, de philosophie et de l’impulsion de l’esthétique orale africaine, vibre au rythme du quotidien et de l’élan décadent de cette communauté villageoise. Bousculée, la linéarité du temps, au rythme d’analepses externes, s’inscrit dans une confrontation entre l’irruption de la mort et la fugacité de la vie. Comme le mentionnait Engelbert Mveng, « le temps de l’homme, en Afrique Noire, s’exprime fondamentalement par la lutte qui oppose en nous la Vie et la Mort »[9]. Parcourant ainsi les rives intimes, morales, humaines et spirituelles de Ngoné War, Sembène Ousmane dévoilait alors dans l’urgence, le suicide féminin au cœur d’un écartèlement, d’une lutte, d’une tension, d’une seule et même souffrance entre vie et mort.
Pulsions de liberté
Le drame vécu par Ngoné War, au-dedans, au-dehors, mot après mot, son après son, image après image, revient tel un refrain induire une boucle, une continuité avec Diouana dans La Noire de… Cette adaptation cinématographique en noir et blanc d’une nouvelle, du même nom, tirée de son recueil Voltaïque publié en 1962, s’inspire d’un fait divers survenu en 1958 à Antibes : le suicide de Diouana Gomis (1927-1958), une jeune femme originaire de Boutoupa, dans le sud du Sénégal. Elle fut embauchée par une famille française à Dakar qu’elle suivit ensuite à Antibes lors de son retour en France. Mais, moins de trois mois après son arrivée, elle se suicida. « J’étais à l’époque responsable des travailleurs noirs pour toute la France. On m’a téléphoné du Var pour m’annoncer le suicide. Je suis allée aussitôt à Antibes, j’ai vu les patrons, le commissaire de police chargé de l’enquête. Le juge d’instruction de Grasse avait conclu au suicide. Les patrons étaient d’anciens coloniaux en vacances sur le continent. La dialectique de l’histoire : le néo-colonialisme subsiste sous l’étiquette de la coopération »[10], déclarait Sembène Ousmane. Exhumant son histoire déchirante dans sa nouvelle et son film, il lui dédie également le poème Nostalgie s’achevant ainsi :
« Effigie de Notre Mère l’Afrique
Nous gémissons sur ton corps vendu
Tu es notre
Mère
Diouana. »[11]
Accolé à la nouvelle, qui se clôture avec la froideur de l’annonce de sa mort dans un article de presse titré « A Antibes, une négresse se tranche la gorge par nostalgie », le poème tel un chant accompagnant la défunte dans son voyage vers l’Au-delà, fait émerger, avec lyrisme, un drame personnel, indissociable de celui d’un continent que tout pousse aux marges.
Ainsi hanté par le spectre de la mort et du néo-colonialisme, La Noire de… décrit les espoirs brisés de Diouana (Mbissine Thérèse Diop), une jeune femme sénégalaise qui, au lendemain des Indépendances, rêvait d’Occident, d’un exil qui l’arracherait à la pauvreté. À peine arrive-t-elle en France qu’elle éprouve avec intensité et violence le déracinement, le désenchantement, la mélancolie, l’exploitation, l’oppression, le mépris. Son ultime recours, sa résistance : le suicide. Commence alors dans le film, là où la nouvelle s’engouffrait dès la première page dans l’enquête de la police française pour livrer les détails de sa mort ; le récit par elle-même de son histoire, de sa tragédie intérieure jusqu’à son issue fatale.
« Est-ce que quelqu’un est venu m’attendre ? », se demande-t-elle à son arrivée au port au son des cornes de brume d’un bateau blanc, du vent, des vagues, au rythme de l’agitation et des mouvements de ceux qui débarquent. Une mélancolie et une inquiétude affleurent dans ces premiers mots du film prononcés par la voix plaintive de cette femme vêtue élégamment, dans un port symbolisant aventure, évasion, espérances, états de l’âme et fantasmes d’un ailleurs. « C’est un beau pays, la France », lui marmonne son patron (Robert Fontaine), venu la chercher. La vue du littoral azuréen, des habitants, de la façade de l’immeuble où réside la famille, émerveille Diouana. Une fois dans l’appartement, bien loin de leur luxueuse villa dakaroise, ses yeux se posent immédiatement sur un masque africain en bois trônant sur le mur blanc du séjour. Elle reconnaît ce cadeau qu’elle leur avait offert quelques mois auparavant.
À cette entrée en matière, entre douceur de vivre, innocence, naïveté et magie des lieux, surgissent brutalement menace, désillusion et anéantissement des rêves. Au lieu de s’occuper des enfants, momentanément absents, elle est réduite à la servitude. « La cuisine, la salle de bain, la chambre à coucher, le salon. Je ne fais que ça. Je ne suis pas venue en France pour ça », déplore-t-elle, je suis ici pour les enfants. Où sont les enfants ? Pourquoi Madame m’a-t-elle fait venir si les enfants ne sont pas avec elle ? » Jour après jour, les corvées s’intensifient sur une mélodie africaine venant, en leitmotiv, contredire le fantasme du paradis métropolitain. Sa patronne (Anne-Marie Jelinek) la réprimande, lui impose le port d’un tablier ombrant sa robe à pois blanc, lui ordonne de cuisiner aussi bien pour eux que pour leurs invités. Lors d’un déjeuner, pour exciter la curiosité de leurs convives, elle est malgré elle mise en scène, exhibée, cuisinant et servant un plat sénégalais tandis qu’abondent les commentaires et plaisanteries empreints de mépris, racisme et condescendance aussi bien à son égard qu’à celui des Africains. Appelée par une clochette, mise à disposition, érotisée, chosifiée par un invité qui l’embrasse sur ses joues, c’est seule, confuse et accablée dans la cuisine, qu’elle s’abandonne aux souvenirs, aux évènements qui l’ont menée à Antibes.
Déroulant son drame au rythme de bifurcations, de trois allers-retours dans le temps et dans l’espace, le film nous précipite alors là où tout a commencé : Dakar. C’est par le personnage énigmatique du propriétaire et porteur du masque, un garçon (Ibrahima Boy), qu’est introduite la vie dakaroise de Diouana. Devant un baraquement de fortune, un instituteur fumant sa pipe, interprété par le réalisateur lui-même, somme l’enfant de jeter ce masque dont il est affublé et de s’asseoir à côté de lui. D’une habitation en bois, sort Diouana s’en allant emprunter comme chaque jour, les mêmes passerelles, chemins, rues, en quête d’un travail. Elle croise alors la route d’un homme (Momar Nar Sene) tombé sous son charme. Il lui recommande la « place des bonnes », et là, après une longue attente, arrive une providentielle femme française qui, derrière ses lunettes de soleil noires, scrutera du regard les femmes présentes avant de porter son choix sur Diouana. Euphorique, elle s’empresse d’annoncer la bonne nouvelle dans son quartier : « J’ai trouvé un travail chez les Blancs ! » Pour cinquante francs, elle achète le masque au garçon pour l’offrir dès son premier jour de travail à ses employeurs. C’est ainsi que le masque deviendra actant, se déployant au gré des espaces : prenant vie, s’animant, s’engageant dans la vie quotidienne aux mains de l’enfant, s’immobilisant comme objet artistique chez le couple, et accompagnant Diouana jusqu’à la mort.
Se remémorant son travail à Dakar auprès du couple, dont l’accueil avait été amical, qui consistait à s’occuper des enfants, les sortir pour la promenade, les emmener à l’école et les ramener à la villa ; Diouana se heurte au réel, revenant à elle à la fin de ce fâcheux déjeuner : « Je comprends tout. Madame voulait une bonne à tout faire. C’est pour cela qu’elle m’a choisie. Pourquoi suis-je ici ? » Son corps manifeste alors les premiers signes d’un basculement. Le cinéaste creuse le fossé entre les deux espaces, les opposent, Dakar ravivant la liberté, le bonheur, la vie ; Antibes, fracturant le psychisme, le corps et l’identité. Dans cet appartement étouffant, vaste souricière, son être se disloque. Les rêves de visiter Cannes, Nice, Monte-Carlo, d’acheter des vêtements et des souliers, de se faire photographier à la plage, se brisent sur les vitres de la fenêtre de sa chambre d’où elle fixe, seule la nuit pour se couper du monde réel, la ville comme happée par un trou noir.
Alors, arrive la lettre de sa mère qui, lue par son patron, intensifiera sa douleur et amorcera sa prise de conscience. Cette dernière lui dit avoir obtenu l’adresse de ses employeurs grâce à Tive Corréa. Ce personnage présent dans la nouvelle, est mentionné cette unique fois dans le film. Ancien marin et survivant de la Seconde Guerre mondiale, il rentre au Sénégal « telle une épave »[12] après vingt années passées en Europe. Il personnifie le regard que jette l’écrivain, cinéaste et soldat Sembène Ousmane sur le sort des anciens combattants africains de l’armée française, la violence de la guerre et la mécanique de la domination. « Je me suis rendu compte pendant cette guerre que ceux qui me dominaient n’étaient en rien supérieurs » (Sembène, 1988 : 24)[13], déclarait l’auteur. Et ce traumatisme au cœur du mirage de l’ailleurs sera exprimé par ce personnage ivrogne, marginal qui le seul, induira Diouana, en vain, à renoncer à son voyage. « Hélas ! Les jeunes confondent vivre en France, et être domestique en France »[14], avertissait-il. Dès lors, l’évocation de ce nom la ramène inéluctablement aux paroles de celui qui « ne prophétisait que des malheurs »[15].
Sa mère, dont l’état de santé se détériore, l’accable de reproches pour son absence de nouvelles ainsi que ses difficultés financières. Complimentant par la même occasion la patronne de sa fille qu’elle qualifie de « grande dame », tant elle se montrait généreuse, leur donnant « ses restes ». La lecture de la lettre achevée, sans même la permission de Diouana, il commence à écrire une réponse. Son analphabétisme la rendant silencieuse, muette, elle ne peut répondre elle-même à sa mère, lui exprimer ses pensées, ses sentiments, son agonie. Exacerbée, humiliée, impuissante, trahie, elle déchire la lettre. « Je suis leur prisonnière. Je ne connais personne. Personne n’est ici de ma famille. Voilà pourquoi je suis leur esclave », se désole-t-elle. De son raz-de-marée intérieur bourgeonne alors le refus. Aussitôt, elle décroche du mur le masque, compagnon et repère de son espace originel et culturel. Assise sur son lit, elle pense à son existence quand retentissent et s’imposent à elle, au même moment, les tensions, les bruits d’une dispute derrière les portes d’un appartement voisin. « Pourquoi je voulais venir en France ? », se demande-t-elle, avant de s’abandonner une fois encore à ses souvenirs, à ses émotions douces, joyeuses, douloureuses, amères, contradictoires liées aux regrets, aux personnes aimées, au passé.
La caméra traverse le temps et s’arrête sur une plaque « Place de l’indépendance » à Dakar. Peu avant son départ, l’heure est à l’euphorie, aux querelles et instants de tendresse avec son bien-aimé qui se montre réticent à son départ. Elle s’amuse, saute pieds nus et avec désinvolture sur les marches, puis au-dessus d’un « Monument aux Morts », sous le regard désapprobateur de ce dernier qui lui crie « descends, c’est un sacrilège ! ». À l’hommage rendu par le cinéaste à l’engagement, la bravoure et le sacrifice des soldats africains dans ce lieu de mémoire, s’entrechoque le fatal présage d’une lutte à venir de Diouana pour la liberté au péril de sa vie. Enfin, elle vit ses derniers instants de bonheur, retombant en enfance avec le garçon au masque qui cette fois la regarde avec une grande inquiétude traverser la passerelle de leur quartier ; et se couchant ensuite aux bras de son bien-aimé. La rêverie se heurtant encore au réel, elle se réveillera par une tape de sa patronne la jugeant fainéante.
Comme un passage soudain de l’intérieur vers l’extérieur, Diouana est alors envahie par la lumière du passé et les ténèbres du présent. Prise pour « folle », son bouillonnement intérieur se déroule telle une marche, tout en pulsions et pulsations, vers la liberté. « Je ne serai pas esclave », lance-t-elle en guise de résistance, sachant désormais sa fin irrémédiable. Ce sentiment atteindra son paroxysme lorsqu’elle récupérera son masque au détour d’une altercation physique avec sa patronne, puis jettera son tablier et son argent qui lui fut versé bien trop tardivement.
Seule dans sa chambre, elle tresse ses cheveux avec du fil de la même manière qu’elle le faisait à Dakar. Après s’être engouffrée dans un monde illusoire l’emportant vers ses souvenirs de Dakar, Diouana hurle sa révolte avec un poignant refrain de « jamais plus » : « Jamais plus Madame ne me verra. Jamais plus elle ne me dira quelque chose. Jamais plus de Diouana. Jamais plus je ne les verrai moi aussi ». Elle range soigneusement ses quelques affaires et photographies dans sa valise noire, en martelant : « Madame m’a menti. Elle m’a toujours menti. Elle ne mentira plus. Jamais plus elle ne me mentira. Elle voulait me garder ici comme une esclave. » Puis pose le masque sur sa valise, se dirige vêtue de sa robe de chambre blanche vers la salle de bains comme si elle prendrait une douche et s’enfuirait enfin de cet appartement. Mais, au lieu de cela, le soliloque de Diouana s’interrompt brusquement. La caméra révèle sa robe de chambre accrochée, son corps à demi nu dans une eau troublée de sang, sa main lâchant un rasoir ensanglanté sur le sol.
Dans cette salle de bains où débute son asservissement, Diouana se libère en tuant, détruisant, sacrifiant ce corps colonisé, aliéné, déshumanisé, muselé, fragmenté, oppressé, réduit à l’état de chose. À sa souffrance si vive, si violente, si profonde due à la dépersonnalisation, à la dépréciation subie et au sentiment d’indignité, Diouana choisit la mort. Une mort dont les graines avaient commencé à germer dans sa vie, dans son désir de se réapproprier ce corps devenu comme étranger. Dans son ouvrage Les damnés de la terre (1961), Frantz Fanon écrivait : « Les prostituées elles aussi, les bonnes à 2000 francs, les désespérées, tous ceux et toutes celles qui évoluent entre la folie et le suicide vont se rééquilibrer, vont se remettre en marche et participer de façon décisive à la grande procession de la nation réveillée. » [16] A son quotidien d’asservissement, de domination, de désespoir, Diouana finit ainsi par opposer une résistance. Seul l’acte suicidaire, geste radical, irréversible l’affranchit, redéfinit sa place en sa communauté en présence du masque. Le masque étant, selon Engelbert Mveng « le type fondamental de l’expression plastique négro-africaine. Comme le tambour, il s’identifie à la personne. Il naît avec elle, pour mourir avec elle » [17].
À force d’images qui surgissent de la violence, de mots du silence, s’écoulent le temps qui semble flotter, l’eau qui berce le corps de celle qui n’est plus, et la vie qui s’anime, continue. Sur une plage bondée, des baigneurs s’amusent. La caméra s’attarde alors sur un homme qui lit le journal Nice matin et feuilletant les pages, tombe sur la rubrique « faits divers » annonçant la mort de Diouana : « Une jeune négresse se tranche la gorge dans la salle de bain de ses patrons. » De retour dans l’appartement, les époux sont vus assis, incrédules. De même dans la nouvelle, la patronne s’étonnait de cet acte : « J’ignore pourquoi elle s’est suicidée. Elle était bien traitée, ici, mangeait la même nourriture. »[18]
Rentré à Dakar, le patron de Diouana emprunte une passerelle, celle-là même, séparant les mondes, les classes sociales, que traversait son employée. Venu restituer ses effets personnels à sa mère, sa valise et son masque, il lui propose de l’argent qu’elle refuse. En partant, le garçon récupère silencieusement son masque qu’il enfile aussitôt. Puis, tel un traditionnel cérémonial de sortie de masque visant à révéler publiquement l’auteur d’un méfait, le porteur du masque suit l’homme. Inquiet, il se retourne à de multiples reprises, le regard caché par ses lunettes de soleil, accélère le pas avant de disparaître dans sa voiture. Une fois parti, le garçon, face à la caméra, retire son masque. Le film, la boucle dakaroise se referment alors sur l’enfant au masque ; au centre de l’ancrage, de la survie, de la libération et de la résistance culturels.
Si Diouana meurt, le masque, au caractère sacré, lien entre les vivants et les morts, le visible et l’invisible, survit et à travers lui, elle revient au pays natal. D’elle, il reste une valise, un masque et désormais un nom. « Les voisins disaient : c’est la Noire de… Elle n’était pas Noire pour elle. Et cela l’ulcérait »[19] , écrit Sembène Ousmane. Ainsi, le choix du titre n’est-il pas fortuit. En racontant son histoire, l’auteur restaure alors l’identité et la dignité dont Diouana Gomis fut dépossédée ; faisant d’elle le seul personnage à porter un nom dans le film. Dès lors, il puise à pleines mains dans son intériorité à travers un long soliloque partageant ses pensées, ses pulsions de mort et de liberté : et porté par la voix émouvante et mélancolique de la comédienne et chanteuse haïtienne Marie-Clothilde Bissainthe, dite Toto Bissainthe. « Toto Bissainthe a doublé remarquablement mon actrice, elle apportait une diction parfaite, une voix chaude, africaine. Le tournage a duré 20 jours, avec beaucoup de changements de plan, qui permettent d’obtenir l’équivalent de la description dans le roman. Toto a lu le texte, je lui ai demandé un certain ton, ni larmoyant et plaintif, ni simple monologue avec soi-même »[20], se remémorait le cinéaste.
Pour l’écriture de La Noire de…, film parsemé de gravité, mélancolie, poésie, épure, ellipses, symboles, Sembène Ousmane emprunte le regard de Diouana, pour se pencher sur les déchirures, contradictions et aspirations africaines au cours de la période euphorique et confuse des Indépendances. Partant de la description du drame vécu par Diouana, il s’enfonce dans son intériorité, son univers psychologique, pour scruter l’héritage du fait colonial. De son balancement existentiel, temporel, spatial, à même de faire émerger la violence, le silence, le traumatisme, l’oppression, l’asservissement, le désenchantement qui traversent sa condition de femme, Africaine, domestique, exclue, inaudible, Diouana ouvre une brèche saisissante vers la résistance, le recommencement, la réaffirmation et l’embrassement, fièrement, dignement, librement, de sa terre natale.
Peu de cinéastes africains d’expression française ont enregistré le suicide, le suicide féminin, aussi intensément et puissamment que Sembène Ousmane. Dans ses films Niaye (prix du Bureau d’information du court métrage au Festival de Tours en 1966) et La Noire de… (prix Jean Vigo pour sa version longue qui comportait une séquence en couleurs[21], Tanit d’or aux Journées Cinématographiques de Carthage et Antilope d’argent au Festival mondial des Arts nègres de Dakar en 1966) il traduit la marche intérieure de Ngoné War et Diouana au rythme des glissements de l’audible vers le visible, jusqu’à leur effacement, leur disparition. Se suicidant, leurs voix se croisent, pour exprimer leur moitié de vie, leur malaise existentiel, pour hurler leur refus du déshonneur et leur quête de liberté. Chaque instant de l’existence étant, insistait Engelbert Mveng, « chargé à la fois de menace et d’espérance, expression de l’expérience vécue en nous du combat entre la Vie et la Mort »[22].
[1] SADOUL, Georges (1963). « Sembène Ousmane : Je suis passée du stylo à la caméra grâce à Donskoï », Les Lettres Françaises, n˚ 1.008, p.9.
[2] GADJIGO, Samba (2013). Ousmane Sembène, une conscience africaine (2006). Paris, Présence Africaine, p109.
[3] SEMBÈNE, Ousmane. L’Harmattan (1964), Paris : Présence Africaine, p. 9.
[4] JOUFFROY, Théodore. Nouveaux mélanges philosophiques, (1842), Paris : Joubert, p. 245.
[5] SEMBÈNE, Ousmane (1986). Le Mandat, précédé de Véhi-Ciosane (1966), Paris, Présence Africaine, p.9.
[6] LY, Boubakar (1967). « L’honneur dans les sociétés Ouolof et Toucouleur du Sénégal », Présence Africaine, n˚ 61, p.41.
[7] SEMBÈNE, Ousmane (1986). Le Mandat, précédé de Véhi-Ciosane, op.cit.,p.31.
[8] SEMBÈNE, Ousmane (1966). Tours : bulletin quotidien d’information des Journées internationales du film, n°22.
[9] MVENG, Engelbert (1976). « La conception du temps », Éthiopiques : revue socialiste de culture négro-africaine, n˚ 6.
[10] MARCOLLES, Louis (1967). « Ousmane Sembène romancier, cinéaste poète », Les Lettres Françaises, n˚ 1177, p.24
[11] SEMBÈNE, Ousmane. Voltaïque (1962), Paris, Présence Africaine, p.186
[12] SEMBÈNE, Ousmane. Voltaïque, op.cit., p.171
[13] SEMBÈNE, Ousmane (1988). « Sembène Ousmane parle du Camp de Thiaroye », Jeune cinéma, n˚ 191, p. 24.
[14] SEMBÈNE, Ousmane. Voltaïque, ibid., p.172
[15] Ibidem.
[16] FANON, Frantz. Les damnés de la terre [1ère éd. 1961]. Paris: Maspero, 1976, p.126.
[17] MVENG, Engelbert (1964). « Structures fondamentales de l’art négro-africain », Présence Africaine , n° XLIX, p.124.
[18] SEMBÈNE, Ousmane. Voltaïque, op.cit.,p..161.
[19] SEMBENE, Ousmane. Voltaïque, op.cit., p. 180.
[20] MARCOLLES, Louis, op.cit., p.24.
[21] VIEYRA, Paulin Soumanou (2012). Sembène Ousmane cinéaste. Première période : 1962-1971 [1972], Paris, Présence Africaine.
[22] MVENG, Engelbert (1976). « La conception du temps », op.cit.