LA MORT DANS LES NOUVELLES ORIENTALES DE MARGUERITE YOURCENAR
Résumé :
La mort est une isotopie visible dans les Nouvelles Orientales de Marguerite Yourcenar. Elle y raconte plusieurs histoires au sein desquelles ʺl’obscur ennemiʺ fait objet de narration. Les fables aux titres évocateurs (Le lait de la mort, Kâli décapitée, La veuve Aphrodissia, etc.) génèrent des fictions centrées sur le deuil, la damnation, l’existence tourmentée. Les récits aux allures de contes font découvrir la mort sous les facettes du merveilleux et du mythologique. L’écrivaine utilise le processus du voyage pour faire découvrir des légendes de l’Orient sous une encre nouvelle avec un style captivant l’imaginaire du lecteur. Elle instaure dans ses récits une dynamique narrative qui fait apprécier le pas lent de l’humanité vers la fin programmée ; et cela, à travers la représentation du corps souffrant, du pouvoir brûlant, de la vieillesse étouffante, de la jeunesse brisée. Il importe donc de savoir quelles sont les formes de représentation de la mort dans les Nouvelles Orientales de Marguerite Yourcenar. En partant de cette directive de recherche, l’article vise à étudier la mort symbolique, la mort tragique, la mort insolite et la mort héroïque.
Mots-clés : Mort, Nouvelle, Corps, Vieillesse, Deuil, Souffrance.
Abstract:
Death is a visible isotopy in Les Nouvelles Orientales of Marguerite Yourcenar. She tells several stories in which the obscure enemy is the subject of narration. Fables with evocative titles (Le lait de la mort, Kâli décapitée, La veuve Aphrodissia, etc.) generate contre fictions on mourning, damnation, tormented existence. Stories with the appearance of tales make death discover under the facets of marvelous and mythological. The writer uses the process of trip to make discover legends of the east under a new ink with a style captivating the imagination of the reader. It establishes in its stories a narrative dynamic which makes appreciate the slow step of humanity towards the end programmed; and this, through the representation of the suffering body, of burning power, suffocating old age, and broken youth. It is therefore important to know what are the forms of representation of death in Les Nouvelles Orientales by Marguerite Yourcena. Starting from this research directive, the article scientific aims to study symbolic death, tragic death, unusual death and heroic death.
Keywords: Death, New, Body, Old age, Mourning, Suffering
Cet article traite de la mort dans les Nouvelles Orientales. Pour avoir une pleine conscience de cet objet sensible de recherche, il faille débuter par une réflexion sur le thème en question. Savoir « qu’est-ce que la mort ? » n’est jamais une tâche simple. S’il est vrai que cette interrogation demande une réponse concrète, les philosophes Jules Vuillemin, Vladimir Jankélévitch et Jacques Derrida s’accordent partiellement sur la réponse. Marguerite Yourcenar, quant à elle, utilise la nouvelle pour instruire sur le fait que la mort est la synthèse et non l’antithèse de la vie.
En 1948 un livre au titre bien réserviste fut édité : Essai sur la signification de la mort. L’auteur, Jules Vuillemin, dans sa tentative d’appréhender le sens de la mort, reconnait la difficulté à saisir un tel objet de recherche, qui traverse plusieurs sciences telles que la biologie, la sociologie, la théologie et la philosophie. Que signifie la mort ? Elle est l’entretien ultime que l’être a avec le monde avant un voyage à l’itinéraire décrit vaguement malgré l’évolution des réflexions scientifiques sur cette part étrange de la vie. L’homme étant caractérisé par son « imagination de l’avenir et du possible » (Vuillemin, 1948 : 9) trouve dans la mort une mystique, une inconnue que la religion permet d’anticiper avec plus de sérénité. En cela, l’homme s’applique à des pratiques pour que la mort ne soit pas un point final à la vie, mais surtout un autre « lieu d’invention de soi » (Ibid. : 268). L’homme tend naturellement vers une fin programmée qu’il faut accepter avec grandeur d’âme.
Cette hauteur d’esprit face au trépas est communiquée par Vladimir Jankélévitch. Il enseigne que « la mort est un phénomène biologique, comme la naissance, la puberté et le vieillissement » (1977 : 12). Il n’y a donc pas de raison à en avoir peur : la mort est la suite logique de la vie. Cependant, elle est souvent diabolisée dans les médias pour capter plus d’attentions (Ibid. : 16). Or, la mort n’est rien de plus qu’une nécessité biologique qui permet de rappeler à l’humanité une finitude souvent difficile à comprendre tant l’Homme sain d’esprit aime la vie. En raison de cette finalité, il cherche à faire de sa vie un moment de plénitude par la réflexion, l’acquisition, la relation. En espérant une mort naturelle, l’être social est incertain du jour de son départ pour l’au-delà puisque la mort intervient au « temps kairologique originaire » (Ciocan, 2014 : 169), c’est-à-dire à une date indéterminée à l’avance.
L’attente ne saurait lui causer aucun trouble selon Jacques Derrida. Le philosophe voit la mort sous la loupe de la métaphysique de Nietzsche. En prenant appui sur le penseur allemand, Derrida estime que la mort est un « sommeil salutaire ». Le désir d’immortalité de l’homme est dès lors une absurdité car la mort fait grandement partie de la vie. Il se refuse à opposer la vie à la mort à travers l’expression commune « la vie et la mort », mais il pense que « la vie est la mort ». Derrida interroge le problème d’opposition en inventant le concept « la vie la mort », expression sans conjonction de coordination. En effet, la « philosophie de la vie » mise en place par le penseur conçoit que la mort naturelle cède la place à la vie spirituelle. La mort est une seconde vie. Elle n’est pas seulement une rupture biologique. Elle peut être aussi une rupture psychique. Autrement dit, l’homme peut être mort tout en étant en vie et être en vie tout en étant mort (Derrida, 2019 : 10-90). La présence de la mort ne doit pas conduire au renoncement de la vie.
Marguerite Yourcenar tergiverse moins sur le sens de la mort. Elle fait de ce thème une réalité pensable sous le prisme de la plume littéraire. L’écrivaine rend le chemin de l’inévitable plus abordable à travers les figures mythologiques mises en fiction dans ses Nouvelles Orientales. Elle écrit l’œuvre en puisant les histoires dans le patrimoine immatériel de la Chine, de l’Inde, de l’Albanie, de la Grèce. Mireille Blanchet-Douspis confie que Marguerite Yourcenar varie les moyens de constitution des intrigues dans ses œuvres. Pourtant, une constante demeure : l’écrivaine est friande de la création de « mythes littéraires » (2014 : 17) tout en jouant avec le « caractère énigmatique de la réalité » (Ibid. : 76) pour révéler les richesses orales des pays qu’elle visite en personne ou en lecture guidée.
En privilégiant l’esthétique de la reconstitution, Yourcenar redonne un souffle particulier à la Nouvelle au XXe siècle. En effet, ce genre littéraire dont l’âge d’or est le XIXe siècle, selon Pédro Méndez (2011 : 9), est toujours en quête de reconnaissance. Il se positionne dans les pratiques littéraires sans véritablement prendre la première place en termes d’édition et de commercialisation. En dépit de cette marginalité, la Nouvelle a l’art de proposer un « univers narratif » (2011 : 13) impactant l’âme humaine grâce à des récits centrés sur la progression rapide vers le dénouement. C’est pourquoi Panagiota Karpouzou a pu dire qu’elle est une « forme brève de la prose littéraire » avec « une écriture proche de l’oral » dans laquelle l’« énonciation ironique » est l’un des contextes phares de communication (2001 : 6). Marguerite Yourcenar ne se limite pas à ce seul registre communicatif. Elle harmonise une polyvalence de registres pour approcher au mieux les réactions naturelles de l’homme dans son existence. À ce propos, les situations tragique, pathétique, lyrique, épique et fantastique se succèdent au sein des textes pour capter les enjeux d’une narration explicite sur la mort.
Pour le démontrer, la méthode thématique est adéquate vu que, selon Daniel Bergez, « le thème est en effet susceptible de renvoyer aussi bien à un ʺcontenuʺ qu’à une réalité formelle » (1998 : 102). Le choix de cette méthode est effectué en raison du réseau significatif qui se crée autour de la mort dans chaque nouvelle racontée dans les différents récits. La répétition avec variation de ce thème provoque un effet de présence massive qui ne saurait passer inaperçu en lisant le contenu des récits. Le thème de la mort se matérialise par des formulations de titres, des expressions verbales et discursives, des situations représentatives. Dans le cadre de cette analyse, il est logique de savoir quelles sont les formes de représentation de la mort dans les Nouvelles Orientales de Marguerite Yourcenar. En partant de cette question tacite, l’article vise directement à étudier la mort symbolique, la mort tragique, la mort insolite et la mort héroïque.
- La mort symbolique
Les Nouvelles Orientales donnent l’occasion au langage symbolique de se manifester par la force des images et des situations sortant du cadre ordinaire. En effet, les récits y ont plus ou moins un contact avec le réalisme magique. Certains passages défient les lois de la rationalité et cela est de nature à susciter une réflexion accrue sur des faits symboliques.
Il est évident pour Paul Ricœur que « le symbole donne à penser » (1960 : 324). Un tel point de vue trouve sa confirmation chez Marguerite Yourcenar. L’écrivaine utilise à satiété les signes symboliques pour attiser l’imagination de son lecteur. Le récit Comment Wang-Fô fut sauvé laisse planer un mystère sur la méthode de libération du personnage éponyme. Le Vieux-peintre dans les geôles de l’Empereur se met à peindre son dernier tableau avant que le Maître Céleste ne le fasse exécuter. Seul, devant sa peinture, il voit revenir son disciple Ling qui fut décapité par un soldat. Un dialogue s’entame : « – Je te croyais mort. – Vous vivant, dit respectueusement Ling, comment aurais-je pu mourir ? » (Yourcenar, 1963 : 25). Après l’échange, « le peintre Wang-Fô et son disciple Ling disparurent à jamais sur cette mer de jade bleu que Wang-Fô venait d’inventer » (Ibid. : 27).
La mort symbolique intervient dans le fait que le disciple revienne d’entre les morts grâce à la peinture de son maître et par cette même peinture, ils s’échappent d’une exécution imminente. Si à la base, « la mort est le voyage qui sépare pour l’éternité » (Vuillemin, 1948 : 105), ici, elle est source de réunification, car dans la pensée chinoise antique, « c’est au pays des morts que se trouvent les sources de la vie » (Granet, 2013 : 15). Après la mort de Ling, celui-ci acquiert un état divin lui permettant de la transcender en vertu d’une puissance spirituelle accessible après la mort pour les personnes au cœur pur. Le tableau de peinture est « l’objet symbolique » (Bourdieu, 1982 : 203) qui permet au mort de revenir à la vie en donnant à l’homme l’idée que la mort est une continuité de l’existence pour ceux qui ont vécu intensément leur passion. Ils sont en situation d’apothéose grâce à l’œuvre d’art qui leur donne accès à l’éternité (Eba, 2023 : 404).
Une autre mort symbolique est lisible dans le texte intitulé Kâli décapitée. L’histoire de la déesse Kâli est racontée avec une poésie du langage dont Marguerite Yourcenar est experte. Elle se sert du discours descriptif pour communiquer les valeurs symbolique et pédagogique du mythe. Au niveau symbolique, il s’agit de l’histoire d’une déesse jalousée par d’autres dieux. En effet, « les dieux jaloux guettèrent Kâli un soir d’éclipse, dans un cône d’ombre, au coin d’une planète complice. Elle fut décapitée par la foudre » (Yourcenar, 1963 : 123). Regrettant leur acte, ils redonnent vie à la déesse en lui adjoignant un nouveau corps, celui d’une prostituée. Or, le corps hôte pousse la déesse à la débauche sexuelle, aux caresses interdites dans les quartiers mal famés (Ibid. : 125). Cette dégradation de rang conduit Kâli à devenir une tueuse en série (Ibid. : 126). Quel enseignement tirer d’une telle légende populaire indienne ? La réponse est donnée par un sage que Kâli rencontre dans la forêt : « – Nous sommes tous incomplets, dit le Sage. Nous sommes tous partagés, fragments, ombres, fantômes sans consistance. Nous avons tous cru pleurer et cru jouir depuis des séquelles de siècles » (Ibid. : 127). La légende de Kâli est racontée au lecteur-auditeur pour justifier la nature fragmentée de l’homme soumis aux vices et aux vertus du monde. La mort symbolique de la déesse déchue fait comprendre la dualité humaine et la quête constante de soi qui animent toute l’humanité imparfaite. L’histoire incroyable de cette divinité donne une tonalité tragique au récit.
- La mort tragique
Le tragique trouve un souffle nouveau dans les Nouvelles Orientales. Il est une situation où la mort est la conclusion d’une vie d’illusion. La fin douloureuse des héros, des anti-héros et des personnages comparses se donne à lire dans plusieurs récits dont deux ont fait l’objet de sélection. Il s’agit de La veuve Aphrodissia et de Comment Wang-Fô fut sauvé. Clément Rosset soustrait la situation au tragique pour parler de processus. Le tragique n’est pas simplement dans la situation, mais il est bien plus présent dans le processus. La mort ne donne pas accès au tragique, c’est plutôt la manière de mourir qui actionne les mécanismes du tragique (1960 : 7). Si tel est le cas, la mort est toujours précédée de tourment, de violence, d’auto-violence avant de se donner en spectacle. La mort tragique est de ce fait spectaculaire.
La veuve Aphrodissia semble confirmer la version de Clément Rosset dans la manière de concevoir la philosophie du tragique. Dans l’histoire, Aphrodissia est veuve, amante et victime d’une mort tragique au même titre que « Kostis le Rouge », le meurtrier de son défunt mari, le vieux pope. Elle est donc amoureuse de son bourreau, un tueur sanguinaire : « on l’appelait Kostis le Rouge […] parce qu’il s’était chargé la conscience d’une bonne quantité de sang versé » (Yourcenar, 1963 : 105). Il s’est rendu coupable de plusieurs meurtres et cela a conduit à sa traque à la suite de laquelle il fut décapité par les paysans exaspérés de son comportement (Ibid. : 1963 : 113). Le personnage attire sur lui les malheurs qu’il a longtemps causés dans l’impunité. Alors intervient le revers de ses actions. Il est l’objet d’une mort sanglante annoncée dans le village comme une fête et une libération. Avant sa mort, il s’est senti comme l’animal chassé et terré dans la peur. Les coups et blessures ont rendu sa mort lente et douloureuse avant la décapitation finale.
La tête affichée comme un trophée de chasse à l’entrée du village est signe de victoire mais aussi de tristesse, car Aphrodissia est la seule qui souffre en silence de la mort de celui qu’elle a appris à aimer. Dans un courage à l’image d’Antigone, elle décide de retirer la tête du piquet pour l’adjoindre au corps de Kostis afin de l’enterrer décemment (Ibid. : 115). Dans son acte, elle fut surprise. Après un temps de course-poursuite sur la pente, « Aphrodissia plongea dans l’abîme et dans le soir emportant avec elle la tête barbouillée de sang » (Ibid. : 117). Elle avait l’espoir aveugle de donner une demeure décente à son bien-aimé. Mais l’action désespérée qu’elle a tenté d’accomplir est la faute qui officialise sa dynamique vers la mort. Elle était en proie à une lutte interne et externe. Au premier niveau, les émotions telles que l’amour et la pitié ont inhibé en elle la peur et la raison pour laisser s’évacuer le courage de la parole donnée. Au second niveau, en voulant éviter le jugement populaire, elle se précipite vers le jugement divin. La mort-délivrance peut être supposée dans ce cas si inconsciemment elle voulait rejoindre son amant pour retrouver la paire qui faisait d’elle une personne équilibrée. En face du corps de la défunte, l’horreur et la pitié sont les variables de la grille émotionnelle.
La nouvelle Comment Wang-Fô fut sauvé figure une mort tragique sur un personnage secondaire, à savoir la femme de Ling. En effet, Wang-Fô invité chez son futur disciple, « la peignit en costume de fée parmi les nuages du couchant, et la jeune femme pleura, car c’était un présage de mort » (Ibid. : 14). Le tableau peint est un anxiogène pour la femme de Ling qui envisage sa mort. Ce tableau est l’objet symbolique de prémonition du tragique, lequel intervient au moment inattendu : « un matin, on la trouva pendue aux branches du prunier rose : les bouts de l’écharpe qui l’étranglait flottaient mêlés à sa chevelure ; elle paraissait plus mince encore que d’habitude, et pure comme les belles célébrées par les poètes des temps révolus » (Ibid. : 14). La femme de Ling s’est donné la mort par pendaison. Elle est devenue la fée dans les nuages représentée en peinture. Le mécanisme tragique révèle une situation dépressive qui symbolise une souffrance interne de grande envergure mais silencieuse. La violence de la solitude voyant Ling accorder plus d’intérêt à la peinture qu’à sa vie de couple instaure en elle une fragilité psychologique activatrice d’une « énergie pulsionnelle de mort » (Baudrillard, 1980 : 227). Elle souffre dans son for intérieur de la cruauté de l’indifférence. L’inconfort qu’elle ressent face au rejet la contraint à attirer les regards par l’exposition de son corps après l’acte tragique. Cependant, « l’impression macabre » (Vuillemin, 1948 : 158) n’est pas de nature à ébranler la passion de l’artiste et de son disciple : « Wang-Fô la peignit une dernière fois, car il aimait cette teinte verte dont se recouvre la figure des morts. Son disciple Ling broyait les couleurs, et cette besogne exigeait tant d’application qu’il oubliait de verser des larmes » (Yourcenar, 1963 : 14). Le tragique intervient quand l’art fait trépasser la vie. La souffrance interne de la femme de Ling était vaine : l’espoir aveugle de visibilité n’a pas donné place à un regard de compassion ; plutôt un regard admiratif de la scène tragique. L’autodestruction émotionnelle est une tension névrotique d’existence qui peut conduire à une mort insolite.
- La mort insolite
La mort insolite est celle qui survient dans des conditions étranges pour la pensée rationnelle tout en sachant qu’il n’existe pas une seule manière de mourir. Elle formalise la vérité de la vie, à savoir les hommes sont mortels à tout moment. Ils le savent, mais n’y pensent pas constamment à moins d’atteindre l’âge de la vieillesse où la pensée de la mort est une pression existentielle. Elena Cassin considère à juste titre que « la mort fait partie des phénomènes normaux, surtout lorsqu’elle survient à un âge mûr » (1990 : 455). Elle n’est pourtant pas facile à anticiper.
Le personnage Genghi montre bien que la mortalité est une fatalité. En effet, Le dernier amour du prince Genghi est l’histoire d’un prince qui a pris la décision radicale de mourir avant son heure : « lorsque Genghi le Resplendissant, le plus grand séducteur qui ait jamais étonné l’Asie, eut atteint sa cinquantième année, il s’aperçut qu’il fallait commencer à mourir » (Yourcenar, 1963 : 61). L’âge de la vieillesse approchant, Genghi ressent la nostalgie de la beauté physique passée sous les trappes du temps. Il décide de camoufler les signes extérieurs de la maturité d’âge en allant vivre comme un ermite dans la forêt. Le fait de s’éclipser des relations sociales est le moyen de conserver dans l’esprit de ses conquêtes et de ses contemporains l’image du bel jeune homme qu’il fut : « il savait cette fois que ne lui serait plus réservé que le rôle de vieillard, et à ce personnage il préférerait celui de fantôme » (Ibid. : 61). Le temps est une punition divine qui l’empêche d’avoir l’éternelle jeunesse. Il ne se résout pas à adopter la marche du vieillard. La vie narcissique qu’il mène le pousse à une mort insolite : la réclusion volontaire à perpétuité.
Ce type de mort rend aveugle sur les possibilités de l’avenir, mais gangrène l’état émotionnel de regrets sur ce qui ne sera plus. L’instinct de finitude se démultiplie à travers l’obsession croissante sur les imperfections du nouveau corps, celui de l’âge avancé. La mobilité est réduite, la beauté est évanescente, les actions s’amenuisent, les gloires se raréfient pour celui qui considère la vieillesse comme le fardeau du temps. L’itinéraire de la mort par exclusion volontaire du groupe social est parsemé de solitude, de tristesse, de contrition. Sur son lit de mort, le prince Genghi tient des propos sur le statut éphémère de la vie : « – Je vais mourir. […] Je ne me plains pas d’un sort que je partage avec les fleurs, avec les insectes, avec les astres. Dans un univers où tout passe comme un songe, on s’en voudrait de durer toujours » (Ibid. : 72). Il a passé la deuxième moitié de sa vie dans ses souvenirs et dans l’« acceptation de la mort prochaine » (Ariès, 1977 : 34). En fin de compte, la mort de Genghi est le retour de celui-ci à la nature. Il est le pendant de Cornélius Berg, un autre personnage des Nouvelles Orientales tombé en dépression et en vagabondage. La vieillesse a emporté son talent d’artiste peintre (Yourcenar, 1963 : 140) : les portraits ne sont plus parfaits avec les mains qui tremblent. Il s’apprête également à mourir dans l’indifférence à cause de la misère et de la maladie (Ibid. : 141).
Il y a des morts qui surviennent sans aperception immédiate. Les signes annonciateurs sont invisibles jusqu’au dénouement final. La fin de Marko Kraliévitch est un cas palpable de situation où avant-la-mort aucun signe ne présageait une fin atroce et ironique. Dans l’histoire que raconte Marguerite Yourcenar, Marko Kraliévitch est célèbre pour la force, la bravoure et la brutalité qui déterminent son caractère au quotidien. Comme « la chaine du destin ne peut jamais être brisée » (Coomaraswamy, 2001 : 63), Marko Kraliévitch rencontre « un petit vieux assis sur un banc » (Yourcenar, 1963 : 133) avec lequel il rentre en combat. Seul à donner des coups, Marko « s’essoufflait. Tout à coup, il trébucha et tomba comme une masse » (Ibid. : 135). L’impression d’une ironie du sort est assez nette dans la séquence épique. Marko va mourir par accident. Cela est un déshonneur pour le guerrier qu’il est.
Philippe Ariès renseigne que dans les sociétés anciennes, la mort subite était vue comme le résultat d’une malédiction (1977 : 34). À ce titre, Marko Kraliévitch est l’objet d’une mort prématurée en public. Agonisant, il avoue des crimes passés sous silence : « la fille que je courtisais, et qui m’a dit ça, […], je lui ai coupé le bras droit. Et il y avait aussi les prisonniers que j’ai fait égorger, bien qu’on eût promis…» (Yourcenar, 1963 : 135). L’aveu se fait dans un langage symbolique (Ricœur, 1960 : 17). L’on peut penser qu’il paye pour toutes les misères qu’il a fait subir à ses victimes et ses promesses non tenues. La condition mortelle de celui qui se croyait tout puissant a été révélée d’une manière improbable. Il est mort par lui-même. L’élan de son propre geste offensif est la cause de sa fin devant ceux qui l’admiraient et le craignaient. Le message à Marko Kraliévitch agonisant suscite interrogation : « – Ne te mets pas à faire tes comptes, dit le vieux. C’est toujours trop tôt ou trop tard, et ça ne sert à rien. » (Yourcenar, 1963 : 135). La sérénité sénile en face de la brutalité grotesque commande d’orienter la force sous toutes ses formes vers l’héroïsme.
- La mort héroïque
Dans la conception générale, le héros est le personnage investi d’une mission qu’il mène avec « passion ». Il est caractérisé par une « vertu dominante » qui peut être le courage, l’amour, le don de soi en toutes circonstances. Ainsi, il prend une place importante dans le « système » social dans lequel il évolue (Ripoll, 1998 : 18). Marko, le héros éponyme dans Le sourire de Marko, aide à saisir l’intensité dramatique de la souffrance héroïque. Il est doté d’un mental hors du commun. Cette force psychologique lui permet de supporter les tortures physiques de l’ennemi en se faisant passer pour mort :
Les bourreaux prirent des clous et un marteau sur l’établi d’un radoubeur de barques, et ils percèrent les mains du jeune Serbe, et ils traversèrent ses pieds de part en part. Mais le corps du supplicié demeura inerte : aucun frémissement n’agitait ce visage qui semblait insensible, et le sang même ne suintait de sa chair ouverte que par gouttes lentes et rares, car Marko commandait à ses artères comme il commandait à son cœur (Yourcenar, 1963 : 38).
Après les clous, « les bourreaux prirent de la braise dans le fourneau d’un calfat, et ils tracèrent un large cercle sur la poitrine du nageur glacé par la mer » (Ibid. : 39). Les supplices n’ont pas pu faire réagir le héros. Il est conscient que la vie lui sera sauve en prenant la posture de cadavre. La dégradation de la situation n’est pas de nature à ébranler la conviction d’âme du personnage-héros. C’est à travers ce genre d’expérience que la renommée se bonifie et se propage en histoire et mythe. La neutralité émotionnelle en situation de crise devient une marque identitaire de tout un peuple grâce au courage d’un seul dont la vie devient une fiction sociale.
Des héros il en existe plusieurs dans les mythes de toutes les sociétés. Ils constituent des modèles explicatifs de valeur à suivre pour le commun des mortels. Leurs « fantômes » (Kerbrat, 2000 : 6) sont toujours invoqués dans les récits populaires. Les ballades balkaniques du Moyen-âge invitent à conserver en mémoire le courage d’une mère au comportement héroïque. Dans Le lait de la mort, Marguerite Yourcenar retranscrit l’histoire d’une femme enfermée dans les fondations d’une tour de garde élevée par trois frères. Le sort a voulu que ce soit la femme du jeune frère cadet qui soit portée en sacrifice pour respecter le rituel en vigueur : emmurer une personne vivante pour soutenir une fortification. Au moment de l’enfermement, elle pleure pour son fils qui restera sans mère. Elle prend alors une décision : « tant qu’il me restera quelques gouttes de vie, elles descendront jusqu’au bout de mes deux seins pour nourrir l’enfant que j’ai mis au monde, et le jour où je n’aurai plus de lait, il boira mon âme » (Yourcenar, 1963 : 55). Elle a accepté son destin avec résilience et est devenue au fil de l’histoire la figure de l’immortalité de l’âme et de l’amour inconditionnel d’une mère pour son enfant. L’épreuve qui scelle sa vie est la catalyse qui la positionne comme modèle de vie. Elle n’a pas été la seule victime de cette tradition, mais son histoire est celle qui est restée dans le patrimoine immatériel serbe comme source féconde utilisée pour qualifier l’héroïsme maternel. La mort de cette héroïne dans ce récit entraine souvent à la lecture une situation d’incohérence vis-à-vis des traditions antiques et médiévales. Celle autour de qui l’histoire se fixe n’est pas en situation de gloire mais de déchéance et même de mort. Essentiellement deux idées sont à retenir : d’une part, les superstitions meurtrières des sociétés anciennes et de l’autre, l’héroïsme au sens féminin face au sacrifice du genre.
Conclusion
La mort est représentée dans les Nouvelles Orientales. Au moins quatre formes sont visibles dans les récits que Marguerite Yourcenar met en alchimie dans une œuvre dont la dynamique des réimpressions démontre la richesse de forme et de fond. Les données factuelles éclairent la mort dans ses formes symbolique, tragique, insolite et héroïque. Ces catégories agencent une co-construction significative de la finalité biologique de l’homme. Si pour Carles Besa, « la mort signifie, donne à voir et impose la clôture » (2003 : 162), en ce qui nous concerne, elle favorise l’ouverture d’esprit sur la « dianoïa », la pensée pure de l’action humaine avant le trépas. Marguerite Yourcenar aide à formaliser une telle pensée à travers la fonction éducative restée en filigrane dans la narration des contes et légendes. En sus, l’artiste combat la mortalité avec son œuvre d’art en instruisant que la souffrance rappelle l’attachement à la vie, la vieillesse inaugure la beauté du passé et la résilience face à la mort est une décision. Les Nouvelles Orientales initialement éditées en 1938 ont fait l’objet de révision en 1963 et 1978. Le style d’écriture a été transformé dans les récits pour répondre à des exigences esthétiques d’émerveillement, d’émotion, de méditation et de polémique. Les rééditions ne sont pas de simples mises sous presse, mais la possibilité pour Yourcenar de modifier les histoires en créant du neuf à partir des premiers modèles. L’écrivaine exploite au mieux le gisement mythologique de plusieurs espaces géographiques dont la Chine, la Serbie, la Grèce, le Japon.
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YOURCENAR Marguerite, Nouvelles Orientales, Paris, Gallimard, 1963.