QUAND L’AUTRE REGARDE : Emmanuelle Eymard-Traoré
Lorsqu’il est interrogé par Pierre Lescure dans une émission télévisée de France 5 en 2014, l’écrivain ivoirien Gauz est présenté comme un vigile qui aurait quelques dispositions pour l’écriture[1]. Son premier opus, Debout payé, est alors qualifié d’écriture documentaire[2]. L’homme de télévision le questionne : « Comment on fait pour ne pas s’emmerder quand on sait qu’on va passer toute la journée debout à mater les gens qui entrent et qui sortent ? »[3], ou encore « Vous racontez les réactions des différentes nationalités quand sonne le portique ? ». Gauz se soumet à l’exercice, répond, amuse son auditoire en contant des anecdotes extraites de son roman et données pour vraies, jusqu’à l’ultime demande : « Aujourd’hui, vous vivez de quoi ? ». Sa présentation clive les échanges : « Photographe, j’écris dans des journaux, je suis rédacteur en chef d’un webmagazine, j’ai fait consultant pour la francophonie (…), je fais des documentaires ». L’interlocuteur acquiesce et amplifie quelque peu le propos lorsqu’il s’agit du webmagazine mais ne s’y attarde guère. Celui qui est donné pour un véritable vigile depuis le début de l’entretien est finalement tout autre et la réalité qui informe le roman n’est pas son quotidien. Il est un homme de plume, de la presse, du cinéma, un confrère de ceux qui l’entourent. Son propos discrédite le journaliste en rejetant le rôle que lui assigne le champ médiatique puis devient provocateur à la suite tandis que le débat porte sur la couleur du Président, et la possibilité ou non d’avoir un « Président noir en France », interrogation formulée par un ancien joueur de football également présent, Franck Leboeuf. Gauz, sommé de répondre, sans que l’on comprenne bien à quel titre, sinon celui de sa couleur de peau, boucle son propos en disant :
❝ Mais la France est un grand pays. Il y a un fils d’immigré qui a été Président il n’y a pas longtemps. Il s’appelle Nicolas Sarkozy. Son père, c’est un immigré hongrois. Son père, c’est Mamadou ! ❞
L’auditoire rit. Néanmoins, qui est Gauz ? Cette intervention de sept minutes le dépouille de toute origine, alors que la culture abidjanaise dont il est issu imprègne le roman, et rien n’est dit de ses années en France sinon un mariage avec une Française qu’il évoque rapidement pour parler d’un fils métis. Il est, pour l’instant télévisuel, un vigile noir, quarantenaire, à l’accent d’ailleurs. Pourtant il s’extirpe de ce stéréotype avec cette répartie disjonctive dans l’espace médiatique. Gauz crée une faille. En effet, il affirme la mêmeté de deux parcours migratoires, européen et africain, noir et blanc et renvoie, conséquemment, ses interlocuteurs et les spectateurs à leur « mythologie racialisée », pour le dire avec Achille et Moudileno, autant qu’il impose subrepticement un contre-discours à la vision française du migrant africain, qui plus est en évoquant un Président qui avait fait du saisissement de cette problématique un impératif national.
Rétrospectivement, ce qui paraît intéressant tient à l’avènement d’une « posture » au sens de Meizoz (2007), c’est-à-dire à la fois d’une « conduite [auctoriale] et d’un discours [littéraire] » (p.21) portés par une voix dissonante. Gauz advient dans l’espace médiatique français avec ce premier roman en endossant le rôle de son personnage et en le rendant perturbateur. Il faudrait ici comprendre quelle place le vigile, devenu figure littéraire, se donne dans le roman et, corrélativement, analyser plus précisément la place de Gauz dans le champ médiatique. Dès lors, nous nous intéresserons à l’humanité construite avec ce personnage romanesque polymorphique, puis à la pensée fragmentaire, éphémère, qui s’égrène au fil du récit. Finalement, nous reviendrons sur les interventions de l’auteur dans le champ médiatique pour comprendre comment s’élabore sa position paratopique.
Le texte s’écrit autour de trois personnages étrangers dans l’espace francilien, trois vigiles originaires de Côte d’Ivoire. Dès le prologue, Ossiri principalement, Kassoum secondairement, se découvrent à partir de leurs pérégrinations parisiennes et de leur regard sur la ville. L’espace décrit la multitude populaire qu’ils traversent et observent comme le révèle la longue phrase juxtaposant des groupes nominaux faisant état des nationalités croisées :
❝ Un bar tenu par un Kabyle, le magasin de vêtements d’un Chinois de Nankin, la boulangerie de la Tunisienne, la petite quincaillerie du Pakistanais, la bijouterie de l’Indien, un autre bar d’un autre Kabyle mais fréquenté par des Sénégalais, le taxiphone d’un Tamoul, re-quincaillerie pakistanaise, boucherie algérienne, re-magasin d’un Chinois mais du Wenzhu, (…). ❞
On serait tenté d’insérer les personnages romanesques dans la dynamique du « cosmopolitisme vernaculaire » de Naipaul, comme décrit par Bhabha (2002, 13) suivant cette accumulation multiculturelle. Mais le roman opère incessamment le recentrement sur des hypo-lieux, les replis du monde qu’évoque Garnier dans Ecopoétiques africaines (2002) « que les territoires ne veulent précisément pas reconnaître » (p.193) et qui, pour le texte qui nous intéresse, enclosent les nationalités migrantes davantage qu’ils ne les réunissent. Néanmoins, l’affirmation ne vaut pas pour tous les vigiles. Ferdinand, arrivé en France dans les années 60, a profité de différentes opportunités pour obtenir une certaine aisance dans son pays d’accueil et habite, trente ans plus tard, « un superbe pavillon » quoique « planté au milieu d’une rue très pentue » (p.130). En revanche, Ossiri et Kassoum, arrivés en France dans les années 90 logent dans ce qui reste de la MECI[4], devenu un « ghetto » (p.182). Ses habitants, tous Ivoiriens, « [restent] entre eux, enfermés dans la cale de leur propre misère » (p.187). Après l’expulsion du bâtiment, les jeunes hommes trouvent refuge dans « un petit appartement au-dessus de la Chapelle des Lombards, une boite de nuit » (p.197) dans lequel ils dorment « bercés par les vibrations de caissons de basse » (p.197) et doivent sortir « aux aurores » (p.19) pour laisser la place au locataire principal, également originaire de Côte d’Ivoire, physionomiste, dormant le jour. La réalité de ces hommes se rapporte donc incessamment au pays qu’ils ont quitté. Ils n’habitent pas réellement Paris, ils occupent une enclave, entre-deux hybride d’où jaillit la misère. Aussi, ils surveillent, en tant que vigiles, d’improbables endroits, notamment les Grands Moulins de Paris, alors désaffectés. Ossiri fait « des rondes dans des bâtiments désossés » (p.119). Parmi « vitres cassées, portes absentes, couloirs interminables, salles sans plafond, (…) », le vigile ne surveille que les incursions d’autres marginaux, issus d’autres hypo-lieux, tels les « tagueurs et [les] grapheurs » (p.122). Garnier montre que ces hypo-lieux décrits par la littérature « [prennent] en charge les angles morts de l’image » (Ibid., p.181) de la culture globale et donnent à entendre des humanités enfouies. Le critique littéraire le détaille dans une perspective écologiste, héritière notamment des travaux philosophiques de Latour. Nous pourrions réorienter l’interprétation des hypo-lieux en littérature comme contextes déclencheurs d’énonciations subalternes[5], qui donnent à entendre des voix que laisse silencieuses la culture de masse. Il faudrait à présent s’intéresser au propos de ces voix, particulièrement dans les fragments qui ponctuent le récit. Toutefois émerge une difficulté qui tient au fait que ces fragments sont prononcés, non pas à partir des hypo-lieux dont nos personnages sont issus, mais au contraire d’hyper-lieux (Garnier, 103), les magasins Camaïeu et Séphora, dans lesquels ils travaillent dans un second temps. Les fragments font entendre la pensée de personnages issus d’hypo-lieux lorsqu’ils portent leur regard sur ces hyper-lieux, carrefours de populations, synecdoques de la globalité et du commerce de masse à Paris, à priori situés aux antipodes de leur réalité.
Nous pourrions alors attendre la voix d’humanités disloquées, étiolées par leur marginalité ou jalousant ce qu’ils surveillent. Il n’en est rien. La voix est descriptive, amusante, voire grinçante.
Le texte propose dans quatre chapitres des listes de fragments, chapitres intercalés dans la narration générale portée par l’histoire des trois personnages principaux et la focalisation interne tour à tour sur l’un ou l’autre. Ainsi est-il malaisé d’identifier la voix qui énonce ces fragments même si nous sommes tentés de les associer à Ossiri, « en poste à Camaïeu Bastille » (p.24), indication précédant le chapitre décrivant cet espace à partir de la page suivante (pp 25-50). Cela est moins évident concernant les chapitres de fragments détaillant le magasin Séphora des Champs-Elysées (pp77-105 et pp147-167) ou concernant de multiples lieux (pp137-145) même si le ton étant similaire au premier, il est également envisageable de les attribuer à Ossiri. Ces fragments[6], discours de l’instantané, sont le fruit de la pensée du vigile lorsque son regard se pose sur les gens qu’il est en charge de surveiller. Les sujets sont nombreux et donnés généralement pas les titres qui les précèdent. Il est possible de les regrouper en trois catégories thématiques : les habitudes des consommateurs, le fonctionnement du magasin, la place du vigile, à proportion égale et se succédant sans ordre ou hiérarchie. Ces brefs énoncés fonctionnent généralement en deux temps :
Pti haut trop mignon
« Trop mignon ce pti haut. » C’est l’une des phrases les plus utilisées pour qualifier les hauts vendus dans la boutique. Elle est prononcée toujours la tête baissée pour coincer avec le menton le « pti haut » incriminé à la base du cou, en clignant des yeux et en le tenant bien déployé sur la poitrine. La présence d’une interlocutrice admirative est en option. (p.30)
Sens
Dans les allées des parfums, l’éclairage est feutré. Privilégier l’odorat.
Dans les allées des maquillages, l’éclairage est vif. Privilégier la vue.
Partout, la musique est nulle. Privilégier la surdité. (p. 152)
Le premier temps de l’énoncé est descriptif, parole et pratique de consommateur (fragment 1), fonctionnement de l’organisation du magasin (fragment 2). Le second temps, la dernière phrase dans le premier cas, les deux dernières concernant le deuxième, constitue la pointe et donne un tour humoristique à l’ensemble. Le discours intègre alors incessamment la satire, « cette arracheuse de masques » (Mühlethaler, 2006 : p.179) qui permet, au-delà du rire, le dévoilement du quotidien. Elle fonctionne en usant du présent de l’indicatif à valeur de vérité générale, comme en multipliant les modalisateurs. Certains fragments sont associés pour créer une brève séquence narrative :
FBBB
Femme Bété à Bébés Blancs. Le vigile reconnait du premier coup d’œil les « Femmes Bété à Bébés Blancs ». Ce sont des femmes originaires de Côte d’Ivoire, précisément de la région de Gagnoa. En France, elles sont presque toutes « gardes d’enfants ».
Garde d’enfants
Un terme martial bien choisi pour désigner les nounous de ces enfants occidentaux mi-rois, mi-prisonniers.
FBBB traditionnelle
Le vigile est frappé par une image délirante dans laquelle il voit une FBBB entrer dans le magasin, les seins nus et ceinte de l’antique jupe tressée dans les nervures de feuilles de raphia. Mais vite revient la réalité. Devant elle, une poussette biplace dans laquelle dorment deux blondinets angéliques. La FBBB porte un « pti haut trop mignon » en polyamide et un vieux jean élimé.
Dialogue FBBB
[7]
Cette séquence amuse par le propos, « ces enfants occidentaux mi-rois, mi-prisonniers » (fragment 2) comme par le décalage introduit par la vision du vigile (fragment 3). Les énoncés possèdent les mêmes caractéristiques que les précédents : présent de vérité générale, modalisateurs, propriétés que nous pouvons étendre à l’ensemble du discours fragmentaire. Ce passage intègre la diglossie par l’intrusion de termes et tournures du français dans sa variété ivoirienne, du langage populaire idiomatique, « wôrô-wôrô », « gâter », « ma sœur » pour apostropher une amie, des constructions de phrases typiques, « là ! » en fin de phrase, « Qu’est-ce que ça veut dire », les deux pour marquer la surprise et suggérer le dénigrement. Aussi « Tchrrrr ! » en fin de dialogue pour achever de l’intégrer dans une oralité quotidienne caractéristique des rues d’Abidjan et qui amuse, ici déterritorialisée en un hyper-lieu parisien. On est dans ce que Chantal Zabus (2018) nomme l’indigénisation de la langue :
❝ Que l’écrivain ouest-africain europhone écrive un texte gorgé d’outils de relexification ou dans un pseudo-pidgin éclatant, il essaie de combler un fossé ou un vide en construisant une barrière ou un pont entre deux pôles. (p.34) ❞
Ici, il s’agit d’un « pont » qu’élabore le texte et qui met ensemble des variétés du français comme de nombreuses nationalités, raillées de la même manière, indistinctement :
Chine VS Japon
- En dehors de l’impératif accessoire Louis Vuitton, le Chinois est habillé comme Dédé ou Henriette du Bar des Sports à côté de la gare de La Ferté-sur-Jouarre ou d’Ambéon sur Gland.
- Le Japonais est habillé comme Félix ou Anne-Sophie au Chat noir ou Chez Prune, à Oberkampf ou au canal Saint-Martin à Paris. (…) (p102)[8]
Rose du Kashmir
Devant l’entrée d’une galerie commerciale, un vieil homme ventru, en tenue traditionnelle indienne, se tient debout, immobile, une pancarte au bout du bras : « Rose du Kashmir, spécialités indiennes et pakistanaises. » A Paris, la volonté d’indépendance du Kashmir s’est transformée en rose en mélangeant l’Inde et le Pakistan dans la même assiette. La mahatma Gandhi aurait aimé les Champs-Elysées. (p.138)
Ces deux exemples prouvent que la dérision est sans limite culturelle. Le texte élabore la satire du monde de la consommation qui se retrouve dans des hyper-lieux de la globalité, points névralgiques parisiens, Bastille et les Champs-Elysées essentiellement, et qui brassent des multitudes néanmoins réunies dans leur fonction de clients (fragment 1) ou bénéficiaires (fragment 2).
L’étude de ces quelques fragments permet d’avancer l’idée que, là où le lecteur pourrait attendre les sentences d’un vigile réifié par sa fonction, aliéné par sa condition, comme induit par la description des hypo-lieux auxquels il appartient, il en est tout autrement. Des fragments surgit son humanité. Il est sociologue de nos habitudes de consommation, suivant une satire qui fait s’entrelacer réflexion et rire. Il est aussi l’héritier du bouffon, dans la tradition de la littérature médiévale, qui amuse et se rit de tout ce qui l’entoure sans hiérarchie, sans limite, mais que nous pouvons aussi associer aux mœurs ivoiriennes qui font du rire une arme puissante pour contrer les difficultés du quotidien[9]. Les fragments sont des possibles référentiels qui débordent du roman par leur modernité mais ne disent pas davantage que la pensée du vigile ne nous le dévoile. Elle démontre qu’il a « une vie intérieure très intense » pour supporter la charge de « rester debout toute la journée dans un magasin, répéter cet ennuyeux exploit de l’ennui tous les jours jusqu’à être payé » (p.15 pour les deux) et être le Debout-payé du titre.
On pourrait être tenté de considérer ces listes de fragments en tant que discours d’autorité qui jettent un regard incisif, univoque sur le monde, comme analysé diversement dans la tradition littéraire française et repris par Bertrand (2016). Néanmoins, tel que le note la critique, le roman « présente un système énonciatif obligatoirement médiatisé, en ce qu’il passe par le truchement du discours narratorial, qui se voit lui-même fréquemment redoublé par les discours des personnages », ce qui annule quelque peu l’autorité inhérente au genre, tout comme « l’oralisation [propre au] style ». Cela dit, la succession de ce type de discours tend à élaborer un ethos spécifique du narrateur, que nous appelons alors avec Maingueneau (2004) Inscripteur, défini comme celui qui porte l’énonciation romanesque et prend en charge le discours, qui n’est pas l’auteur mais a évidemment à voir avec lui. Notre inscripteur se forge un éthos railleur qui se reverse sur l’auteur lorsqu’il fait la promotion de ce premier roman et qu’il doit, comme le champ éditorial et médiatique le lui impose, « construire une image d’auteur qui l’inscrive dans un univers connu et qui lui permette de se distinguer du groupe dont il advient » (Delormas, 2013 : 51).
Gauz se présente dans le champ médiatique français en endossant la fonction de ses personnages, comme nous l’avons montré en introduction, même si ce positionnement évolue au fil des entretiens[10]. Pour exemple, les deux entretiens accordés à la librairie Mollat, qui depuis quelques années permet de visibiliser, et de légitimer, de nombreux écrivains par le biais de l’interview audiovisuelle diffusée en ligne. Lors d’une première rencontre, en juillet 2014, le roman sortira un mois plus tard, l’écrivain parle de son texte en le mettant à distance, définissant les vigiles comme « dernières sentinelles des biens et des hommes dans la paranoïa sécuritaire ». Il ne dit rien de sa trajectoire. Au contraire, trois mois plus tard et alors que de nombreuses rencontres et divers entretiens lui ont permis d’affirmer son discours, il débute sa présentation en justifiant d’abord son nom d’auteur, un « nom tribal » choisi dans son hérédité pour remplacer son « nom judéo-chrétien ». D’emblée il affirme une identité localement identifiable en Côte d’Ivoire et opposée aux traditions issues de la colonisation. Puis il noue une parenté entre son vécu et le récit : il a été vigile pour « boucler les fins de mois difficiles », il a pris des notes, il a eu le temps de réfléchir au dispositif narratif. Ensuite, il est parti à Abidjan, a écrit ce texte. Il n’a de cesse de répéter cela dans ses différentes interventions médiatiques. Constatons en premier lieu que, comparativement à l’émission de France 5 analysée supra, dans les autres médias, il fait de sa fonction de vigile un emploi parmi d’autres qu’il a pratiqués, pris par nécessité économique, mais qui lui a permis de connaître ce milieu, donc d’informer son roman. Entre son intervention sur France Culture le 5 septembre 2014 durant laquelle il explique cela, parle par ailleurs de sa collaboration avec Eliane de Latour, comme scénariste du film Après l’océan (2009), de l’écriture de nombreux films documentaires et donne ainsi une envergure à sa position d’homme des arts, et la participation à l’émission « C à vous » le 27 octobre, sur une chaine et à une heure de grande écoute[11] durant laquelle il apparaît d’abord comme un vigile à temps plein, on voit de quelle manière il est diversement appréhendé. A TV5, tandis qu’on lui demande s’il fait le récit d’expériences vécues, il répond :
❝ Non, c’est très romancé. Le défi c’est de trouver mon histoire dedans. Comme tous les auteurs, on met toujours une part de soi mais c’est une vraie construction romanesque même si elle est basée sur l’observation de la réalité ❞
On peut considérer alors qu’il récupère le personnage du vigile comme figure de contestation de la société de consommation française, ce qui lui permet, en en endossant le rôle, d’élucider et de poursuivre le discours romanesque :
❝ Les grands politiques, pour désigner les Français, disent : « la consommation est au ralenti, le moral des Français est en berne. C’est méprisant de réduire tout le pays à sa capacité à consommer ! (La Grande Librairie) ❞
Ou encore dans le second entretien avec la Librairie Mollat : « Je dis des choses que les gens n’ont pas l’habitude d’entendre et je suis content de passer ce message-là ». Qui est « je » ? De quel discours l’écrivain parle-t-il ? Le littéraire ? Celui livré à la presse ? Les deux se confondent dans cette assertion et l’écrivain finit d’incorporer la fiction tandis que se brouillent, volontairement, les frontières. On comprend que Gauz veut que son texte soit envisagé politiquement. Le discours n’aborde pas que la critique du capitalisme marchand. Il place au centre des préoccupations la « colorimétrie » comme le nomme l’écrivain dans tous les entretiens :
❝ J’ai choisi le vigile parce qu’il fait partie d’une masse d’invisibles (…). Tout le monde passe devant lui mais personne ne le voit en réalité sauf en cas de problème. (…) Il est là, il est noir, il représente tout ce que la civilisation veut que les noirs soient, c’est-à-dire la bonne vieille image du sauvage qui fait peur, qui est grand, costaud, obéissant.❞ (Médiapart)
Ceci reprend quasiment à l’identique le discours littéraire de l’incipit romanesque :
❝ Les Noirs sont costauds, les Noirs sont grands, les Noirs sont forts, les Noirs sont obéissants, les Noirs font peur. Impossible de ne pas penser à ce ramassis de clichés du bon sauvage qui sommeille de façon atavique à la fois dans chacun des Blancs chargés de recrutement, et dans chacun des Noirs venus exploiter ces clichés en sa faveur. (p.14) ❞
Le fait que ces deux discours soient similaires valide la proximité construite entre l’auteur et l’inscripteur, l’un relayant l’autre, assurant sa promotion par la réitération de l’idéologie défendue qui entend dévoiler les clichés liés à la couleur de peau, ces « mythologies racialisées » (Achille, Moudileno) toujours présentes dans notre société. Cette prise de position, rappelée dans toutes les interventions médiatiques, comme pour confronter chacun à ses croyances inconscientes, est prolongée lors de la réception du Prix des Libraires Gibert Joseph. Il remercie son auditoire en disant : « Vous avez fait un choix pas évident : auteur négro, premier roman, éditeur inconnu ». Ce terme, négro, que proscrit la langue française, mais qui est couramment employé dans les rues populaires d’Abidjan[12], il le brandit telle une identité. En même temps qu’il entend réduire les stéréotypes par le discours sur la couleur de peau des vigiles, il fait de cette couleur son emblème, comme s’il voulait s’imposer en porte-parole des noirs subalternes en France, leur donner une voix. Sa présence sur un plateau de TV5 dédié à la question des migrants, aux côtés de la Présidente de la CIMADE, le confirme. Il déclare notamment : « La France est juridiquement xénophobe. Ce n’est pas un pays qui accueille les étrangers », ce qui parait gêner ses interlocuteurs. Ainsi, l’auteur constitue le « territoire de son œuvre », sa paratopie, entre l’ethos du perturbateur et celui du noir subalterne, ce qui semble plaire aux médias compte tenu du nombre d’entretiens accordés, importants pour un premier roman.
Pour finir, il faudrait dire quelques mots de l’image qu’il donne à voir aux téléspectateurs et qui redouble encore le discours. Il occupe par sa gestuelle permanente tout le cadre de la caméra. Il appuie par sa voix et son intonation particulière certains mots. Plus encore, et à plusieurs reprises, sa tenue porte également un message. Par exemple lors de l’émission La Grande Libraire ou à la réception du Prix des Libraires Gibert Joseph, il s’est revêtu d’un t-shirt qu’il a lui-même imaginé et fait sérigraphier, représentant Laurent Gbagbo et prenant position en faveur de sa libération[13]. Il est peu probable que ce vêtement ait retenu l’attention des Français l’ayant vu. Le message, « La Haye Wear » et seulement des lunettes et des barreaux de prison, telles des parenthèses, pour figurer l’ancien Président ne permettent guère la compréhension pour qui est loin des réalités ivoiriennes. Cependant, cela a permis de fédérer, sur les réseaux sociaux, facebook notamment, une communauté ivoirienne, diasporique ou nationale, et de propager un discours contestataire au pouvoir du Président Ouattara. En arrivant dans le champ médiatique français, l’écrivain n’oublie donc pas la Côte d’Ivoire. Son positionnement se situe alors à la lisière des deux espaces, entre la France, son champ médiatique et littéraire, et Abidjan, sa frange contestataire, qu’il serait intéressant d’étudier par ailleurs.
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Notre article se réfère à la seconde édition française du roman de Gauz :
GAUZ, Debout Payé, Paris, Le livre de poche, 2015
E.ACHILLE, L.MOUDILENO, Mythologies postcoloniales, Pour une décolonisation du quotidien, Paris, Honoré Champion, « Francophonies n°9 », 2018
S.BERTRAND, « L’aphoriste dans le roman : une figure d’autorité », in Revue Contextes n°18, 2016, consulté en ligne sur [https://doi.org/10.4000/contextes.6237]
H.K.BHABHA, Les lieux de la culture, une théorie postcoloniale, traduit de l’anglais par Françoise Bouillot, Paris, Payot, 2007
P.DELORMAS, D.MAINGUENEAU, I.Ǿstenstad, Se dire écrivain, Pratiques discursives de la mise en scène de soi, Limoges, Lambert-Lucas, 2013
X.GARNIER, Ecopoétiques africaines, Une expérience décoloniale des lieux, Paris, Karthala, « Lettres du Sud », 2022
D.MAINGUENEAU, Le discours littéraire, Paratopie et scène d’énonciation, Paris, Armand Colin, « Lettres », 2004
J.MEIZOZ, Postures littéraires, Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, Slatkine Erudition, 2007
J.C. MÜHLETHALER, « Le dévoilement satirique », in Poétique, 2006/2, consulté en ligne sur [https://doi.org/10.3917/poeti.146.0165]
F.SUSINI-ANASTOPOULOS, L’écriture fragmentaire, définitions et enjeux, Paris, PUF, 1997
C.ZABUS, Le palimpseste africain, Indigénisation de la langue dans le roman ouest-africain europhone, Paris, Karthala, « Lettres du Sud », 2018
[1] Pierre Lescure déclare par exemple « C’est de la sociologie, c’est vachement bien écrit ! ». Les citations à la suite sont également reprises de ses dires, visibles sur [https://youtu.be/MVxsZ3TsklU]
[2] « C’est un documentaire sur votre vie de vigile » dit le journaliste.
[3] Ailleurs il faudrait étudier les mots choisis pour questionner, la familiarité du langage, comme le rire qui se propage autour du plateau télévisé durant l’entretien, et se demander si l’on questionne de la même manière un vigile, qui plus est noir, et un écrivain.
[4] Maison des Étudiants de Côte d’Ivoire, au 150 boulevard Auriol à Paris, propriété de l’Etat de Côte d’Ivoire pour recevoir ses ressortissants étudiants, cédée en 1972, définitivement évacuée en 2008.
[5] Toutefois Xavier Garnier aborde cette perspective et évoque « ces espaces où les populations reléguées, assignées à la périphérie, peuvent poser leur énonciation subalterne » (p.174) des « foyers de résistance aux discours hégémoniques » (p.259)
[6] Nous choisissons cette appellation par commodité, étant entendu, avec Françoise Susini-Anastopoulos (1997 : 12) que « la confusion porte sur les termes voisins de maxime, sentence, aphorisme et, plus récemment, fragment. Il faut noter d’emblée que, dans la même langue, ces appellations peuvent être utilisées comme de simples synonymes, se délimiter mutuellement, ou encore s’exclure les unes les autres. »
[7] C’est le texte qui use de l’italique. Également deux notes de bas de page sont présentes dans le roman, non reprises dans la citation, gloses explicatives des termes « wôrô-wôrô » (« taxis communs d’Abidjan, complétement déglingués et toujours en panne ») et « Tchrrrr » (« son caractéristique que sifflent les Africains entre les lèvres et les dents serrées pour marquer le dégoût. ») qui montrent que le lectorat visé par l’œuvre est français ou pour le moins essentiellement étranger à la Côte d’Ivoire, voire au continent africain. Mais l’étude de la réception n’est pas l’objet du présent article quoiqu’elle informe sur la destination de la satire.
[8] Marqueurs du retrait repris du texte. Ce fragment est tronqué.
[9] Gauz l’évoque dans des entretiens accordés à la presse, voir par exemple celle donnée à Médiapart et étudiée infra.
« C’est à vous », 27 octobre 2014 ; Discours de réception du Prix des libraires Gibert Joseph, novembre 2014.
[11] 875 000 téléspectateurs pour l’émission de ce jour-là selon [http://newetprogrammes.over-blog.com/]
[12] Je me base sur ma connaissance personnelle du lieu.
[13] L’ancien Président Laurent Gbagbo est alors retenu à la Prison de la CPI, à La Haye. Il est libéré en 2019.
Emmanuelle Eymard Traoré : Certifiée de lettres modernes, actuellement postdoctorante à l’Institut Catholique de Toulouse, Directrice des études de lettres, a soutenu sa thèse de doctorat en littératures comparée (section 10) à l’Université Paris XIII en décembre 2014, intitulée Autour de la notion d’ivoirité, participation de quelques écrivains à la crise politique de Côte d’Ivoire. Elle s’intéresse aux écritures marginales et hybrides francophones, à la circulation du livre issu du continent africain comme à l’institutionnalisation des productions sur ce continent.