LES ÉTRANGERS FONT-ILS L’H/HISTOIRE ? : Myriam Kissel
[3].
Ces deux incarnations de « l’intrus » (p. 65) seront considérées sous le regard de J. Kristeva, à travers sa communication Vivre l’étrangeté aujourd’hui et l’ouvrage Étrangers à nous-mêmes[6].
I. Deux étrangers antagonistes
[7]. A l’époque contemporaine, c’est une figurine d’Epic Armoury. La pièce de Shakespeare est explicitement évoquée par Gobbo devant le géant inculte (p. 292-293) et par Martin (p. 66). C’est l’occasion de souligner que dans les « bouquins » il est parfois difficile de distinguer réel et imaginaire, allusion autant à l’écriture qu’à la lecture.
« -J’imagine qu’à force il a fini par ne plus faire la différence entre eux et le monde réel.
-Les livres, ça ne vaut rien.
-Tu as pourtant l’air d’en connaître quelques-uns.
-C’est de l’histoire ancienne. » (p. 66)
L’apparition de chacun de ces personnages se produit à un état très différent de l’intrigue. Deux chapitres sont consacrés à Joyce (p. 26-28 et 149-151). Le premier passage mêle, par le narrateur omniscient, l’imparfait de narration pour la situation de la ville et la fonction de la centrale, le plus-que-parfait d’antériorité : Joyce est arrivé il y a 10 ans, l’imparfait d’analyse psychologique, l’imparfait de répétition, et le chapitre se clôt sur un irréel (subjonctif plus-que-parfait et conditionnel passé). Le passé simple avec un pronom anonyme « on raconta » évoque son arrivée par l’eau -mer ? rivière ? l’eau dans ce roman mériterait une étude- qui caractérise ainsi son statut d’étranger au monde du Gour noir, « dans la barque amarrée au-dessus du viaduc, que jamais personne n’avait utilisée » (p. 26).
Gobbo, lui, est un « marin » (le mot est récurrent dans le texte), un « étrange marin qui vient d’ailleurs comme Joyce », remarque Bouysse[8]. Son arrivée dans le roman est soulignée par le présentatif et le passé simple : « Il y eut pourtant un homme, un ancien marin, massif comme un cachalot » (p. 64). Paradoxalement, jusqu’à la grève (voir II) cette figure est mise en scène dans des espaces confinés, le bar L’Amiral et sa chambre (p. 64-69, 123-125, 136-137, 279, 290, 350, 358-363). Apatride, il évoque sa vie de marin une seule fois, refusant tout exotisme, tout héroïsme (p. 67), refusant d’écrire ses souvenirs. « Les objets bavards de leur propre histoire » (p. 310), dont émerge avec modestie un galet (p. 310-311), laissent à grand-peine survivre son passé. Être un « aventurier » ne le concerne nullement, au contraire avoir une famille aurait plus de sens qu’un « bateau qui quitte le port » (p. 69) –alors que pour Joyce ce n’est que convention sociale.
II. Le « sens de l’histoire « (p. 365)
Cette « soumission » (p. 45) semble innée et antérieure à l’arrivée de Joyce. A plusieurs reprises le narrateur souligne la lâcheté des habitants du Gour noir. Joyce en a pleinement conscience, non sans une mégalomanie qui l’amène à se voir comme remplaçant de toute divinité, « le seul et unique créateur de toutes choses » (p.149). La malheureuse Isobel, épouse forcée de Joyce, avait elle prononcé le mot « aliénation » face à son mari (p. 154), aliénation résultant de l’argent, qui a acheté sa beauté. Ce mot est rejeté par le maître dans le domaine des livres, qu’il méprise. Autre femme à la réflexion politique, c’est Julie Blanche, secrétaire aux carrières : elle sait que, théoriquement au moins, la révolte est possible. « A cet instant, Julie Blanche avait compris que même un esclave peut décider de briser ses chaînes, qu’il y a toujours un moyen d’y parvenir, que la force des maîtres est de faire croire aux esclaves qu’ils leur offrent un sort enviable au regard du couloir infini de la mort » (p. 244).
La situation initiale figée est modifiée par l’élément perturbateur qu’est Gobbo. Pourtant il y a eu, en plus de ces deux étrangers que sont Joyce et Gobbo, un personnage très brièvement présent et sans aucune incidence sur le déroulement dramatique (p. 129-130). Cet « étranger » (5 occurrences), cet « inconnu » (2 occurrences) pourrait être interprétable comme une ébauche de Gobbo, un avertissement à Joyce. « On ne le revit jamais et on n’entendit plus parler de lui » (p. 130).
On rejoindrait alors les analyses de Ricœur dans le chapitre Le soi et l’identité narrative, Les implications éthiques du récit dans Soi-même comme un autre[9]. Dans ce que Ricœur, disciple ici de W. Benjamin, nomme de si belle façon « l’enceinte irréelle de la fiction « (p. 194) -métaphore d’un monde clos qui n’est pas sans rappeler la vallée du Gour noir- personnages et actions sont sous le regard du lecteur. L’éthique se fond dans l’imaginaire, et la narration, fût-ce celle de la péripétie d’un acte « horrible » soumet la morale.
Gobbo se réalise par le meurtre et, en conséquence, la révolution a lieu, ce qui dissout la question de l’identité. Le « marin charismatique » se fait alors -mais personne ne le croit l’assassin- l’interprète du « mensonge « (p. 296) auquel peut-être lui s’est auparavant, ailleurs, livré et auquel se livrent particulièrement les lâches ouvriers de la centrale et les habitants du Gour noir. S’il demeure le « justicier anonyme », « un être impensable, à l’évidence surhumain » (p. 354), grâce à lui le sens de l’histoire, dans cette micro-société close, se renverse : les esclaves se révoltent contre leur maître.
Le mot « rébellion », auquel pense Martin au sujet de ses enfants pour se la représenter impossible au début du roman (p. 45), se concrétise à partir de cette péripétie de la structure romanesque dans les 60 dernières pages de la fiction.
Dès lors les ouvriers vont se fédérer autour du mouvement de « grève » (p. 372, 375) avec le lexique du mouvement social : travailler, barrage, grévistes, service minimum (p. 364, 375, 377), revendications, conditions de travail (p. 359), meneurs, ouvriers (p. 372), solidarité (2 occurrences p. 389). Il se structure suffisamment pour être capable de se choisir une délégation (p. 377) car ils sont réunis à une centaine pour leur « cause », une « cause commune » (p. 381).
On ne saura pas clairement ce que devient Gobbo. En fait, marin venu d’ailleurs et casseur de soumission, il a une sorte de double ou de successeur en la personne de Martin. Gobbo, qui s’est confié à lui sur son passé (p. 67), a pressenti son rôle possible dans la vallée contre Joyce. Cette prise de conscience, Martin se l’est faite à propos de ses propres « démons » (p. 279). Ainsi Martin prend-il la tête de la révolte (p. 290, 389, 393).
L’Épilogue est consacré à Joyce. Celui-ci n’a jamais cru Gobbo capable de tuer son garde-du-corps (p. 378). Ca n’a pas d’importance car l’Histoire est en marche : la grève a déjà dans le passé débouché sur une guerre (p. 378). L’Épilogue est écrit au passé simple d’action avec un extrait de l’Apocalypse. Le denier mouvement est l’éloignement de Joyce vers un autre monde : vallée ou océan (p. 406).
Dans Buveurs de vent l’étranger s’avère deux êtres antagonistes : un être sans attache à la puissante capacité d’intuition (Gobbo), un être conventionnel et mégalomane, incapable d’émotion (Joyce). Le message de Bouysse à travers ces deux figures est que la révolution et donc la libération sont réalisables, fût-ce après des décennies d’aliénation. Soi-même est-il un Autre ? Dans Buveurs de vent l’étranger met en branle l’Histoire dans une dialectique vivante, narration et révolution. N’omettons pas de préciser qu’il est impossible de situer chronologiquement ce roman, alors que sa topographie est repérable. L’étranger permet une prise conscience de groupe, pour ne pas dire de classe. Bouysse l’a bien compris : il parle de « capitalisme sauvage » et de « dimension sociétale » qui l’ont dépassé[10]. Sur ce plan il se rapproche d’Hugo (mentionné p. 253) et de Zola. En revanche, le huis-clos qu’est la vallée du Gour noir et la place de la littérature dans l’esprit et la sensibilité des figures principales rendent ce roman très différent de ses grands maîtres/modèles.
[2] Association Amis de Jean Giono, juin 2021.
[3] France3Nouvelle Aquitaine, 20 août 2020.
[4] La pagination correspondra à l’édition en Livre de poche/Albin Michel, 2020.
[5] Interview du 19 août 2020.
[6] Collège des Bernardins 1er octobre 2014 et Fayard 1988. Voir Claire Doz-Schiff, « Je, nous et les autres », in Hommes et Migrations, Année 1989/n° 1127, p. 53-56.
En ligne www.persee.fr/doc/homig_1142-852x_1989_1127_1_1386.
[7] Claudine Defaye, « Les voix de Gobbo ou le nécessaire détour par l’absurde » in Actes des Congrès de la Société Française Shakespeare, 17/1999, p. 119-130. En ligne https://journal.openedition.org/shakespeare/363.
[8] Interview du 19 août 2020.
[9] Éditions du Seuil, Points/Essais, 1990, p. 193-198.
[10] Interview du 31 août 2020.