« LA SILHOUETTE SANS NOM NI PAREILLE » : Amélie Ducharme

MALLÉABILITÉ ET DISPARITION DE L’ÉTRANGÈRE DANS EN FAMILLE DE MARIE NDIAYE

Mais qu’es-tu donc, toi? Qu’es-tu donc aujourd’hui? Comment définir clairement ce que tu es? Es-tu quelque chose? […] Faut-il croire que tu n’es rien de dicible? […] je ne t’ai même pas reconnue, le jour de l’anniversaire, et le premier prénom qui m’est passé par la tête, que j’avais lu la veille dans un méchant petit roman, je te l’ai donné, voilà […] ! Comment t’appelais-tu, autrefois? Je ne m’en souviens même pas. Avais-tu un nom? Vois-tu, je n’en suis même pas convaincue. (155-56)

Réduite au statut de nuisance cachée dans la niche, Fanny trouve un restant de bonheur dans la lecture et dit qu’elle « eût volontiers donné, là, tout de suite, le reste de sa vie, brève encore, contre la certitude d’une ultime émotion semblable à celle qu’elle venait d’éprouver, qui valait bien toutes les joies de son passé » (179). Par ce souhait de renoncement, Fanny entame sa propre disparition. En effet, peu après, la protagoniste entend crier « Voilà Léda » (185) et elle croit que cette dernière joie qu’elle espérait prendra la forme d’une rencontre tant attendue avec sa tante disparue. Fanny ne peut faire autrement que de « bondir hors de la niche sous l’escalier » (185), signant son arrêt de mort. Le féroce chien d’Eugène s’élance vers elle, « la saisit à la gorge et entrepr[end] de la dépecer » (186). Puis, comme si de rien n’était, Tante Colette « enveloppa sans dégoût […] ce qu’il demeurait de Fanny dans un vieux drap et s’en alla jeter le tout sur le tas de fumier, au fond du jardin » (186). La première mort de Fanny se déroule dans l’indifférence la plus totale. Les autres personnages s’adonnent à leurs occupations, « non sans entrain » (186), ne se préoccupant guère de la scène horrible et dégradante qui a lieu sous leurs yeux. Fanny ne représente rien pour les siens, même après tous ses efforts pour leur plaire et leur ressembler. C’est donc une lacune intérieure et irrémissible qui cause le meurtre de la protagoniste : « L’individu est confronté à une pathologie de l’insuffisance plus qu’à une maladie de la faute. » (Ehrenberg 1998, 15) Pourtant parfaitement innocente au sens légal du terme, Fanny est écrasée sous le poids de sa culpabilité et renaîtra plus malléable que jamais de cet « abandon dans lequel on la laissait » (NDiaye 1990, 178).



Après avoir été dévorée par le chien, elle réapparaît transformée, « fort différente de celle qu’elle avait été » (211). Méconnaissable, Fanny est pourtant plus tolérable que jamais et sa Tante Colette avoue n’avoir « rien à reprocher à ce visage-là » (211), qui porte d’ailleurs la trace d’une « vague ressemblance avec le [s]ien » (211). Par cette exagération qui frôle le fantastique, la voix narrative nous force à voir l’ampleur de la métamorphose de Fanny. Auparavant ostracisée en raison de sa différence, la protagoniste semble avoir suffisamment changé pour être enfin accueillie au sein de la famille, son salut « dépend[ant] surtout de son acceptation par Tante Colette, instance d’autorité du récit » (Moudileno 1998, 446). Comment ne pas croire, alors, que la malléabilité joue en la faveur de Fanny? Sa tante la trouve désormais « parfaite » (NDiaye 1990, 212), « extrêmement jolie » (212) et, surtout, « selon [son] désir » (213). Or, cet état idyllique ne dure pas longtemps et Fanny incarne l’individu contemporain « apparemment émancipé des interdits, mais certainement déchiré par un partage entre le possible et l’impossible » (Ehrenberg 1998, 17). D’une part, la mère de Fanny « aime encore mieux souffrir de ne pas [la] voir » (NDiaye 1990, 218), navrée de constater que sa fille a renié sa particularité et « rompu ainsi avec [ses] parents » (218) pour se convertir. D’autre part, malgré ce qu’elle nous fait d’abord croire, Tante Colette garde une certaine méfiance à l’égard de Fanny, craignant qu’elle puisse « reprendre ses mauvais penchants et redevenir la honte de [la] famille » (213). Il faut, avoue-t-elle impudemment, rester « à même de [se] débarrasser d’elle facilement » (213). On remarque, en effet, que « the return of a “different” Fanny cannot be seen to have any bearing on the issue » (Sheringham 2007, 33). Dans l’une des seules parties du roman où elle est la narratrice, Fanny prend le contrôle de sa voix et déplore son sort d’éternelle étrangère :



Ne me reprochait-on pas aujourd’hui d’avoir obtenu ce qu’on me méprisait pour ne l’avoir point, autrefois? Par conséquent, ne me méprisait-on pas maintenant davantage encore? Où était ma faute? À qui profitait véritablement que j’eusse changé, sinon à la seule Tante Colette que mon ancien aspect avait toujours offusquée? […] À quoi, à quoi me fallait-il encore accéder pour mériter d’être possédée par le village et la famille […] ? (NDiaye 1990, 228)



Révoltée, elle souligne bien l’absurdité du blâme sans fin qu’on lui fait porter. Fanny réalise que ses efforts n’ont servi à rien et qu’il lui sera impossible d’échapper au cycle de violence perpétué par sa famille, tant et aussi longtemps qu’elle sera en vie.



Persuadée par les autres « de son indignité essentielle » (266), la protagoniste comprend que sa renaissance n’était qu’un mirage. Elle se sent prête à s’éteindre, car pour le personnage contemporain, dès lors qu’« il semble impossible d’entrer dans le monde […], il ne reste plus qu’à en sortir » (Biron 2005, 41). Se tournant vers l’anéantissement de soi, Fanny appartient à ces « personnages de fiction qui […] cherchent à se déconstituer » (Martin-Achard, Piégay et Rabaté 2021, 3). Elle abandonne sa quête d’appartenance et reprend donc « le prénom que lui ont donné ses parents » (NDiaye 1990, 295), qui « ne peut nous faire penser à rien » (295). Fanny ne tente plus de changer, mais se laisse simplement disparaître, ultime sacrifice pour sa famille envers qui elle « n’[a] plus d’espoir » (290). Ainsi Tante Colette retrouve-t-elle sur son perron, un jour, une « silhouette sans nom ni pareille qui, au début frissonnante, maintenant ne remuait pas plus qu’un cadavre » (305) et en qui elle croit déceler « les traits de Fanny, encore que d’une façon si vague, si incertaine, [qu’elle] ne pu[t] se résoudre à l’appeler ainsi » (305). À peine plus qu’une ombre, Fanny vient offrir ce qui reste d’elle-même. Elle abdique et se donne entièrement à la loi familiale, dans les bras de Tante Colette qui la dépose « en bas, dans le hangar » (309). Exauçant le vœu de ses proches qui l’ont toujours voulue « morte, […] disparue, dissoute » (309), Fanny se révolte par une scandaleuse obéissance. Que peut-elle faire, sinon « mener la seule existence qui lui soit encore permise : celle du spectre qui hante la vie de ceux qu’elle considérait jusqu’ici comme sa famille » (Ruhe 2013, 24) ? Selon Alexander Hertich, la disparition de Fanny relève d’une certaine beauté : « [She] is accepted back into the family and allowed to die on the property, a central symbol of familial power. » (2005, 726) C’est l’accomplissement d’une autre forme de quête. Fanny devient le parfait héros romanesque sorti du monde, pouvant « explorer le présent […] depuis la distance particulière de la disparition » (Daunais 2008, 29).



Apparaissant d’abord comme une quête de validation, ou encore comme un récit de recherche identitaire, l’histoire de Fanny s’avère « une tragédie de l’insuffisance » (Ehrenberg 1998, 17). La protagoniste, malgré sa malléabilité et sa soif d’appartenance, ne parvient jamais à intégrer la famille. Plutôt, elle se détériore progressivement, au fur et à mesure qu’elle comprend qu’il ne lui reste plus d’autres options que le retrait du monde, puis la mort. Dans un texte si flou, difficile de dire ce que devient réellement — ou ce qu’a toujours été — Fanny. Cette figure ambiguë se renouvelle sans cesse, ce qui lui assure, du moins, les plaisirs de l’indétermination : « As the work progresses, she learns not to accept either option—here or there, Fanny or not Fanny—as an absolute. » (Hertich 2005, 720) Loin de se limiter à quelques possibilités bien définies, Fanny vient « provoquer la perplexité, échapper à toute classification » (Ruhe 2013, 18). La protagoniste d’En famille reste, tout comme l’œuvre dont elle fait partie, résolument indéchiffrable. Lorsqu’elle disparaît finalement et « passe à l’état de fantôme » (25), devenant un débris emporté par Tante Colette, c’est peut-être réellement pour accéder à un statut supérieur : « Et voilà Fanny devenue texte. Le texte du roman que nous lisons, et à notre tour intégrons à notre bibliothèque. » (Moudileno 1998, 451) Nous pouvons apprécier cette victoire de l’effacement, cette efficacité d’une dissolution contestataire. Fanny se sacrifie, oui, mais elle dénonce également le monde qui l’a laissée mourir et changer à outrance : « Tel est, en somme, l’ultime combat […] du personnage romanesque contemporain : s’effacer de lui-même, mourir sans laisser de traces, […] comme une dernière protestation contre le vide de l’existence. » (Biron 2005, 40) Elle a beau disparaître, Fanny laisse une trace derrière elle. Au grand désarroi de Tante Colette, l’héroïne d’En famille demeurera dans nos mémoires, immortalisée entre les pages d’un petit roman.



Références bibliographiques



NDiaye, Marie. 1990. En famille. Paris : Les Éditions de Minuit, coll. « Minuit Double ».



Asibong, Andrew. 2013. Blankness and Recognition. Liverpool : Liverpool University Press, coll. « Contemporary French and Francophone Cultures ».



Biron, Michel. 2005. « L’effacement du personnage contemporain ». Études françaises, vol. 41, no. 1 : 27-41.



Daunais, Isabelle. 2008. « La conscience de ce qui n’est plus ». Les grandes disparitions : Essai sur la mémoire du roman. Saint-Denis : Presses universitaires de Vincennes.



Ehrenberg, Alain. 1998. La Fatigue d’être soi. Dépression et société. Paris : Odile Jacob.



Hertich, Alexander. 2005. « The Search for Place and Identity in Marie NDiaye’s En famille ». The French Review, vol. 78, no. 4 : 718-28.



Martin-Achard, Frédéric, Nathalie Piégay et Dominique Rabaté. 2021. « Introduction : Statut du personnage dans la fiction contemporaine ». Revue critique de fixxion contemporaine, no. 23 : 1-7.





Moudileno, Lydie. 1998. « Délits, détours et affabulation : l’écriture de l’anathème dans En famille de Marie Ndiaye ». The French Review, vol. 71, no. 3 : 442-53.



Parent, Anne Martine. 2013. « La nostalgie de soi : l’identité en défaut dans Autoportrait en vert de Marie NDiaye ». Une femme puissante : L’œuvre de Marie Ndiaye (dir. Daniel Bengsch et Cornelia Ruhe). Amsterdam—New York : Éditions Rodopi. 36-49.



Richard, Jean-Pierre. 1996. « Le trouble et le partage ». Terrains de lecture. Paris : Gallimard.



Ruhe, Cornelia. 2013. « La poétique du flou de Marie NDiaye ». Une femme puissante : L’œuvre de Marie Ndiaye (dir. Daniel Bengsch et Cornelia Ruhe). Amsterdam—New York : Éditions Rodopi. 17-33.



Viart, Dominique. 2019. « Comment nommer la littérature contemporaine ? ». Fabula : La recherche en littérature. https://www.fabula.org/atelier.php?Comment_nommer_la_litterature_contemporaine. (Page consultée le 20 janvier 2022)