LA PLACE DE L’AUTRE DANS LE THÉÂTRE DE JEAN-LUC LAGARCE : l’Autre fantomatique : Alina Kornienko

 



Le fantôme comme personnage est un modèle dramatique, poétique et langagier pour les pièces du dramaturge français Jean-Luc Lagarce. Le fantôme comme modèle permet de remettre en question les convictions identitaires, les relations établies au temps et à l’histoire. Le personnage dramatique fantomatique de Lagarce fonctionne comme un contre-modèle temporel qui contribue à une psychologisation de la temporalité dans le cadre de l’univers dramatique et littéraire en question. Comme le paradigme fantomatique est celui de la répétition chez Lagarce, les fantômes de tous les types qui reviennent vers les lieux de leur passé survivent à l’oubli. Comme le passé est toujours actuel dans le cadre de cet univers dramatique, le fantôme est toujours présent tout en appartenant à ce passé inoubliable dont le néant fait tellement peur aux personnages de Lagarce. Le fantôme aide, par conséquent, l’auteur à repenser la temporalité du présent. Il devient une redéfinition même du contemporain dont le modèle se fonde, à son tour, sur la non-coïncidence temporelle qui opère par un déphasage et une anachronie. Lagarce est ainsi capable de donner naissance à un personnage dramatique unique : un véritable contemporain qui s’établit sur scène grâce à l’implication d’un fantôme. Ce fantôme établit une exacte équivalence entre l’inactuel, l’intempestif et le chimérique dans le cadre de la dramaturgie. Tout cela nous permet de constater que le fantôme est un modèle constructif et fonctionnel dramatique, poétique et langagier de l’œuvre de Lagarce.



En parlant du passé dans toutes ses instances au sein de l’univers dramatique et littéraire de Jean-Luc Lagarce, il est tout à fait indispensable de traiter la figure du fantôme dans sa dramaturgie. Le fantôme apparaît en tant qu’interlocuteur dramatique dans Le Pays lointain : les personnages de L’Amant, mort déjà et Le Père, mort déjà tout en étant les membres légitimes de la pièce en question ainsi que du dialogue mis en œuvre et, par la suite, en scène s’expriment au même niveau que les autres personnages. Ce paradigme fantomatique mis en relief dans Le Pays lointain est désigné même avant le texte de la pièce par la didascalie initiale :





Claude Mauriac,
Le Temps immobile
[1].84



C’est bien l’épigraphe de Claude Mauriac qui affirme le plus grand sens du monde que nous vivons et qui nuance d’une manière indirecte le schéma dialogal particulier qui sera mis en place par l’œuvre dramatique en question.



La figure centrale du « fils prodigue » dans J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne est absente dans la pièce d’un point de vue charnel tout au long de l’action dramatique. Ce fils-frère que les cinq personnages féminins attendent tellement est également absent depuis déjà assez longtemps dans leur passé étendu et il est assez évident qu’il le sera dans leur futur qui a, chez Lagarce, toujours cette connotation du passé. Par contre, il continue à être bien présent dans leurs vies ainsi que sur scène ce qui est assuré par l’acte de parole car il continue son existence dans les répliques des membres de la fiction dramatique en question. Lagarce retravaille donc, d’une manière poétique et langagière, l’état intermédiaire du fantôme dans sa définition classique. Le fantôme est considéré dans la plupart des cas comme l’âme d’un être humain mort qui n’est pas parvenu à passer dans l’autre monde et est destinée aux souffrances de l’errance dans le monde des vivants. Dans l’univers dramatique de Lagarce ce n’est pas l’âme, mais la parole portant sur cette âme qui erre sans trouver sa réponse.



Les deux personnages qui sont des fantômes au sens propre du terme – L’Amant, mort déjà et Le Père, mort déjà – ne sont absolument pas privés de leur capacité de production langagière contrairement aux certains personnages dramatiques « muets » de Lagarce. Nous pouvons, par conséquent, postuler que, du point de vue de la communication et du ressort dramatique qu’ils constituent, ces personnages « muets » sont eux-mêmes des fantômes car ils sont privés de l’aptitude de la production langagière qui est préliminaire dans l’univers dramatique en question. Comme les personnages fantomatiques aident à raconter l’histoire, participent au dialogue dramatique et le constituent d’un point de vue du sens ainsi que de la production langagière, ces fantômes forment et élaborent le discours partagé qui remplace la pièce. Ils participent également aux souvenirs communs, partagés, à cette éternelle commémoration avec les autres locuteurs de la fiction étudiée car ils sont une partie intégrale de ce passé commun que les personnages essayent sans cesse de restaurer et de prolonger.





Le pays lointain est vécu et visité par les « personnages de notre vie », comme le définit parfaitement Louis. C’est le second type des figures fantomatiques qui habitent la fiction dramatique de Jean-Luc Lagarce. Ces personnages du passé se divisent en personnages généralisants comme Un Garçon, tous les garçons et Le Guerrier, tous les guerriers qui représentent la multitude des personnes rencontrées avec qui on avait des relations semblables, c’est-à-dire qu’ils incarnent un type de communication. Cela nous permet d’affirmer que le fantôme incarne un rapport relationnel et dialogal entre les locuteurs dans le cadre de la construction dramatique de Lagarce. Il existe également les personnages singuliers comme La Mère, Antoine, Suzanne, Louis lui-même, comme c’est bien le cas des trois personnages centraux de Derniers remords avant l’oubli qui sont étrangers les uns aux autres après la trahison et les années de séparation. Le fantôme est pris dans ces deux cas-là dans son sens métaphorique et nous renvoie au fait que Lagarce postule souvent par et dans son écriture dramatique et littéraire que les rapports entre les individus au sein de la société contemporaine sont artificiels, théâtralisés et fictionnalisés



Une bonne moitié des figures fantomatiques au sein de l’univers dramatique de Lagarce sont des revenants, « des éternels voyageurs égarés dans le temps » comme on décrit Louis dans Le Pays lointain :





[2]100



Les familles, tous ceux qui restent abandonnés croient celui qui est parti encore vivant. Ils imaginent ce qui est advenu de lui, se souviennent, prévoient son prochain retour. Les cinq femmes de J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne répètent en détail ce retour de leur « fils prodigue » réinventé tout en présentant chaque fois un nouveau scénario ainsi qu’une nouvelle description de sa figure. Cela nous indique que le paradigme fantomatique est inséparable chez Lagarce d’un des sujets centraux de sa dramaturgie qui est celui de la vérité, de l’affrontement de deux réalités – subjective et objective – dont il sera question dans le chapitre 6 de cette même partie. Le fantôme-revenant de Lagarce est, par conséquent, celui qui revient toujours et reviendra indéfiniment. Soit dans les répliques qui incarnent les rêves des autres, soit suivant sa propre intention, soit dans le langage même. Car le mot qu’il lance et les mots prononcés autour de lui sont en infinie recherche de soi et de sa réponse. Le personnage fantomatique mis en scène par Lagarce vient ainsi parasiter par son absence-présence intempestive l’existence de tous les autres membres de la même fiction dramatique qui sont « vivants ». Car ce fantôme qui est au centre de la fable continue de déterminer leurs vies encore plus que quand il était avec eux. Ce paradoxe fictionnel de la dramaturgie de Lagarce démontre, par conséquent, le fait que le passé est au sein de cet univers omniprésent et déterminant en tant que temporalité philosophique et langagière.





L’Amant, mort déjà. – Et les Morts.
Et pas toujours tristes et n’apportant pas toujours la tristesse et la douleur. Revenants, c’est le mot. Revenant et protégeant les vivants de leurs petits travers, et jouant entre eux, commentant l’action et se permettant de l’influencer, d’influer sur le cours des choses. Je m’y efforcerai.
Le Père, mort déjà. – Je me mets près de vous.
L’Amant, mort déjà. – Il ne faut pas se faire d’illusions, finiront tous, autant qu’ils sont, finiront tous par nous oublier, de toutes les manières. On ne nous demandera
rien, peu à peu, je ne me trompe pas.
Le Père, mort déjà. – Ils nous remplaceront
[3].



Le fantôme met donc également en relief les modes d’appréhension et de mise à distance des morts et de la mort. Car la figure fantomatique sert, tout d’abord, à ranimer le passé tellement chéri par tous les personnages de la création dramatique en question. En tant qu’être du langage, en tant qu’image inventée, le fantôme aide à substituer l’absence du passé ainsi que les personnes y appartenant. La figure fantomatique est, par conséquent, inséparable de l’acte de parole qui est primordial et déterminant, la seule action effectuée au sein de l’univers dramatique et littéraire. Le fantôme est un double locataire de la parole, un être de langage mis en abyme, car étant un personnage du théâtre du langage privé de toute psychologisation. N’existant que grâce à sa production langagière, il devient un fruit de fictionnalisation et d’invention des autres « êtres du papier »102 de la même fiction dramatique. Cela veut dire que tout personnage fantomatique devient un membre légitime de la fiction dramatique de Lagarce d’après son statut, sa construction et son comportement scénique et fictionnel.



Lagarce brise, entre autres, la représentation classique du fantôme dans la littérature et au théâtre. Tout en donnant la même parole aux figures fantomatiques dans son canevas dramatique, tout en les légitimant en tant que locuteurs scéniques, Lagarce contamine le monde des vivants par celui des morts. Cela renforce l’hétérogénéité de sa parole mise en scène et met en œuvre des nouvelles formes discursives et poétiques. Car la dramaturgie de Lagarce est, entre autres, le lieu dialogal conflictuel et l’introduction des interlocuteurs fantomatiques donne lieu à une autre quête communicative. Le fantôme devient à la fois une extrémité de l’altérité avec laquelle il faut tisser les liens de la communication et une des formes les plus harmonieuses d’un dialogue possible au sein de la construction dramatique en question.



Ce dialogue particulier mis en œuvre au sein du Pays lointain est interne, il devient externe et prend une forme beaucoup plus classique que dans d’autres pièces de Lagarce. Grâce aux fantômes, ce dialogue se déroule comme un échange de répliques entre les différents locuteurs contrairement à tous les autres textes dramatiques de l’auteur où ce dialogue interne extériorisé est exposé sous forme monologale. Tout cela du fait que la figure fantomatique de L’Amant, mort déjà est, en réalité, un alter-ego du personnage central. Il permet donc d’exposer et de proférer tous les doutes et les réflexions de Louis en leur forme initiatique par un échange de répliques. Cette forme dialogique introduit également d’une manière plus pointue les soucis de communication avec soi-même. Ce dialogue initiatique que chaque producteur de la parole est censé mener à l’intérieur de soi n’est pas moins problématique, comme le démontre parfaitement Lagarce à l’aide des pratiques théâtrales, qu’un dialogue avec l’Autre. Le fantôme devient chez Lagarce une incarnation de l’inquiétante étrangeté, d’une altérité radicale au sein de soi, au sein de l’autre et au sein du langage même. C’est cette étrangeté, ce démon d’incompréhension et de subjectivation qui, pour Lagarce, hante toute forme discursive au sein de la société contemporaine.



Il est également très significatif que les figures fantomatiques au sens figuré posent un questionnement très important qui est celui d’une responsabilité pour l’Autre, pour celui qui nous était proche. Tels personnages du Pays lointain comme Longue Date, Un Garçon, tous les garçons et Le Guerrier, tous les guerriers renvoient sans cesse le personnage central au fait que la parole chez Lagarce est incessante, qu’une fois lancée, elle bouscule sans cesse tout en essayant de retrouver sa réaction. Ils lui rappellent qu’il ne pourrait pas finir son itinéraire vital sans ce dernier dialogue avec tous ceux qui pensaient à lui et l’avaient attendu pendant toutes les années de son absence. Ce même questionnement est soulevé dans Derniers remords avant l’oubli quand Hélène se rend compte du fait qu’elle devrait écouter et exposer ses reproches à ses deux anciens amants, parler avec eux, non dans son imagination, mais dans la réalité tout en se retrouvant dans le lieu même de leur histoire d’amour commune. Tout en hésitant pour assez longtemps et en voulant trouver des intermédiaires pour régler cette dernière affaire, elle finit par venir faire face au conflit dialogal irrésolu. Ce même choix est fait par Le Nouveau Gouverneur de Retour à la citadelle, Louis de Juste la fin du monde et Le pays lointain, ainsi que par Le Deuxième Homme et La Femme de l’Histoire d’amour (Derniers chapitres) et c’est la même fin tragique qu’attendent tous ces personnages. Ils reviennent pour repartir sans pouvoir clôturer les remords et les reproches ni pouvoir tourner la page de leurs vies et reléguer les histoires anciennes dans le passé.



Le fantôme devient, par conséquent, un modèle dramatique, poétique et langagier pour les pièces de Lagarce. Le fantôme comme modèle permet de remettre en question les convictions identitaires, les relations établies au temps et à l’histoire. Car au sein de l’univers dramatique et littéraire le passé, en tant que plan temporel et en tant qu’expérience existentielle, possède un statut privilégié. Le personnage dramatique fantomatique de Lagarce fonctionne ainsi comme un contre-modèle temporel qui contribue à une psychologisation de la temporalité dans le cadre de l’univers dramatique et littéraire en question. Comme le paradigme fantomatique est celui de la répétition chez Lagarce, les fantômes de tous les types qui reviennent vers les lieux de leur passé survivent à l’oubli. Comme le passé est toujours actuel dans le cadre de cet univers dramatique, le fantôme est toujours présent tout en appartenant à ce passé inoubliable dont le néant fait tellement peur aux personnages de Lagarce. Le fantôme aide, par conséquent, l’auteur à repenser la temporalité du présent. Il devient une redéfinition même du contemporain dont le modèle se fonde, à son tour, sur la non-coïncidence temporelle qui opère par un déphasage et une anachronie. Lagarce est ainsi capable de donner naissance à un personnage dramatique unique : un véritable contemporain qui s’établit sur scène grâce à l’implication d’un fantôme. Ce fantôme établit une exacte équivalence entre l’inactuel, l’intempestif et le chimérique dans le cadre de la dramaturgie. Tout cela nous permet de constater que le fantôme est un modèle constructif et fonctionnel dramatique, poétique et langagier de l’œuvre de Lagarce. La figure fantomatique est indirecte et omniprésente à l’imaginaire dans les formes réflexives et dialogales mises en jeu grâce à l’acte de parole au sein du théâtre du langage. Tout personnage dramatique de Lagarce étant un « être de papier » privé d’une psychologie quelconque, il se présente en même temps qu’être marionnette du langage comme un fantôme d’être humain contemporain.



Références bibliographiques



CORPUS
ŒUVRES DE JEAN-LUC LAGARCE



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Fonds BNF Lucien et Micheline Attoun. 4-cd-256 TO 731 24-2-89 – 6-4-1989.
Fonds numérique d’archives Jean-Luc Lagarce. http://fanum.univ-fcomte.fr/lagarce/



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OUVRAGES THÉORIQUES ET CRITIQUES



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[1] J.-L. Lagarce, Le Pays lointain, Théâtre complet (IV), p. 275.



[2] J.-L. Lagarce, Le Pays lointain, Théâtre complet (IV), p. 303.



[3] J.-L. Lagarce, Le Pays lointain, Théâtre complet (IV), p. 293-294.



Alina Kornienko, docteur de l’équipe de recherche Littérature, Histoires, Esthétique, Université Paris-VIII-Vincennes-Saint-Denis, avec une spécialisation en dramaturgie française contemporaine et en études du langage dans le théâtre contemporain. Son axe de recherche est la poétique dramatique et littéraire de Jean-Luc Lagarce. Traductrice des œuvres de Jean-Luc Lagarce, consultante littéraire pour des mises en scène du théâtre français contemporain à l’étranger.